Our Love, ton nouvel album fait le même effet que Swim : on a le sentiment qu’il est plus orienté dance music qu’auparavant. J’ai découvert ta musique quand j’avais vingt ans avec Manitoba. Pour Swim tu disais que tu avais besoin d’imaginer certaines stratégies pour conserver ta liberté musicale ; par exemple : tu imaginais que tu enregistrais des morceaux qui ne seraient jamais publiés, que les auditeurs ne pourraient jamais écouter. Et de cette façon tu pouvais faire ce que tu voulais. Cette fois tu es dans un état d’esprit totalement différent : il s’agit pour toi de partager la musique et de réfléchir à la manière dont l’auditeur va réagir.

C’est vrai ; j’étais dans cet état d’esprit pour Swim. L idée de faire un morceau dont tu penses que personne ne l’écoutera, c’est une façon de se sentir à l’aise, décomplexé ; une façon de faire ce que tu veux et une façon aussi de te protéger. C’est aussi une façon d’éviter les déceptions quant à la réception du disque. Cette fois je savais à cause de Swim que beaucoup plus de personnes écouteraient cet album ; beaucoup plus que jamais auparavant. Je sentais plus à l’aise et j’avais davantage confiance en moi. Et je me sentais aussi bien davantage capable de m’exposer, de me mettre au premier plan que je ne le faisais par le passé. Je pense que la manière dont j’ai conçu cet album aurait pu aller dans deux directions. Le succès de Swim aurait pu me rendre inquiet, me mettre sous pression et m’obliger à me poser la question : « que va-t-il se passer si les gens mêmes pas ce nouveau disque ? » Ou alors j’avais le choix de réagir de manière totalement opposée. C’est ce que j’ai fait. J’ai ressenti une énorme confiance en moi grâce à ce que les gens me disaient de Swim. Le fait que les gens apprécient le disque, qu’ils aiment ta musique, voilà quelque chose qui te permet de t’affirmer et qui te donne confiance. Ces réactions positives ont été aussi libératrices. J’ai ressenti les réactions positives du public comme un vote de confiance, une façon de me dire : « tu as toute liberté ». Et donc, au moment d’enregistrer Our Love, je me sentais toujours libre de faire ce que je voulais.

Est-ce parce que Swim s’est bien mieux vendu que tous tes autres albums ? J’ai lu que tu a vendu plus de 170 000 exemplaires de Swim, ce qui est un succès colossal pour une musique initialement estampillée underground.

Je ne savais pas, ça me paraît beaucoup. Ce que je sais, c’est que l’album a beaucoup mieux marché et a même décollé par rapport aux autres albums. Caribou est devenu un projet plus important, plus gros.

Il y a trois ans quand je t’ai vu jouer à Villette Sonique en plein air, le public était fou, complètement fou devant ta musique. J’ai senti qu’il se passait quelque chose dans ton parcours à ce moment-là. La musique de Swim reste une musique relativement underground comme auparavant celle de Manitoba. Avec ce nouvel album, as-tu l’impression d’avoir changé de catégorie ?

J’ai pensé la même chose exactement au moment où tu l’as pensée ; il y a trois ans. Je me suis rendu compte que par la réponse du public était beaucoup plus importante et extrêmement positive. Quand nous avons tourné pour Swim, nous jouions toujours dans les mêmes petites salles qu’auparavant mais j’avais l’impression que cette fois, beaucoup plus de monde, beaucoup plus d’attente et que finalement, on aurait pu jouer éventuellement dans une salle plus grande. Les salles étaient pleines et c’était extrêmement agréable de jouer dans de telles salles de taille raisonnables mais pleines à craquer d’un public extrêmement enthousiaste. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à jouer dans de plus grandes salles, dans de grands festivals comme Villette Sonique et que les gens dans le public avaient des réactions ultra-enthousiastes. Puis j’ai commencé à me dire : « Attends une minute ! Quelque chose est en train de se passer pour Caribou. Il y a deux soirs de cela nous avons recommencées à jouer dans des festivals et nous sommes allés en Irlande, un petit festival à la campagne. Nous étions la tête d’affiche, le dernier groupe du dernier jour, mais ça, je ne l’avais pas réalisé avant que nous arrivions sur place. J’ai dû, d’une certaine façon, reconsidérer le statut de Caribou ; je considérais jusqu’alors comme un musicien underground, quelqu’un qui fait une sorte de musique de niche. J’avais le sentiment que, de cette façon, la plupart des gens n’aimaient pas spécialement ma musique et qu’un petit nombre de personnes l’aimait. Cette trois années ont été un processus qui m’a fait graduellement comprendre que ma musique devenait populaire. Peut-être pas exactement de la musique pop mais quelque chose de populaire et j’ai bien dû me rendre compte que quelque chose avait changé mais d’une façon extrêmement satisfaisante pour moi.

Donc tu aimes ce nouveau statut ?

Oui, je l’adore J’étais entièrement satisfait de ce qui pouvait m’arriver musicalement auparavant, j’étais extrêmement heureux de jouer dans des petites salles pour de petits concerts et pour une poignée de personnes qui aiment la musique que je fais mais le fait que caribou devienne un groupe plus populaire et que bien davantage de gens aiment, c’est une expérience incroyable.

En même temps on a le sentiment que ta musique est moins expérimentale qu’avant.

A vrai dire, ce n’est pas intentionnellement qu’elle est moins expérimentale. Swim – je crois – était un album beaucoup plus étrange, beaucoup plus bizarre que Our Love. C’était même un album beaucoup plus bizarre que le précédent, Andorra. J’étais très surpris moi-même de la musique que j’avais faite avec Swim. Dans Andorra, tous les morceaux sont relativement conventionnels et ont une structure classique de chansons avec couplet et refrain. La singularité d’Andorra tenait plutôt à sa production et dans l’effet du disque sur l’auditeur, sur les sens. Avec Swim, j’ai pu tenter des choses moins conventionnelles en termes de structures et je me suis retrouvé finalement à enregistrer des morceaux plus expérimentaux qu’avant. A la fin pourtant, je comprends que c’est là quelque chose qui ne m’a jamais inquiété : savoir si ma musique est populaire ou expérimentale en fin de compte, ce n’est pas si important que ça pour moi. Ce qui m’importe, c’est que la musique je fais me satisfasse émotionnellement et – c’est très important – excité au moment où je la fais. Finalement je continue de faire ce que je fais comme auparavant, sans trop me demander si la musique va être populaire, ni comment je pourrais continuer à faire qu’elle soit expérimentale. Il se trouve simplement que la musique évolue de cette façon et que, pour ce disque, elle est plus populaire. Je n’ai pas de programme – et encore moins le programme de faire une musique plus populaire.

L’image que tu as dans la presse française, c’est que tu ne fais jamais le même album. A chaque fois que tu fais un disque, il est perçu comme complètement différent de ce que tu faisais auparavant. Est-ce que tu penses que c’est vrai ?

 

C’est vrai : j’ai le sentiment que pour chaque album, j’ai besoin de tout réinventer, du moins tout reprendre du début en ce qui concerne ma propre musique. Et de fait l’excitation est toujours présente. Si je n’étais pas dans cette optique là, je serais bien moins excité à l’idée de faire de la musique. Mais peut-être qu’avec Our Love, ce processus s’est un peu ralenti. Swim et Our Love sont beaucoup plus proches l’un de l’autre que Swim et Andorra ne l’étaient l’un de l’autre ou de chacun de mes albums précédents. D’une certaine façon j’ai impression que la proximité de ses disques me dit qu’ils sont en train de devenir mon propre son. Je suis en train de tromper mon propre son. Jusque-là je n’avais peut-être jamais trouvé mon son et ça expliquait que chaque album soit très différent l’un de l’autre. Ces disques sont plus près que jamais de devenir mon propre son. Peut-être que auparavant cette recherche d’un son propre a été un échec puisque je n’arrivais jamais à faire la même chose ou, disons, je ne ressentais pas le besoin d’approfondir ce que j’avais fait auparavant. D’un disque à l’autre, on pouvait donc se demander : « Qui est Dan Snaith ? Qui est Caribou ? Quelle part, dans la musique que je fais, est ma musique ? » Andorra ressemblait énormément à de la musique pop des années 60. Je suis fier de tous ces disques mais c’est vraiment avec Swim et Our Love que je me dis dorénavant : « Voilà, c’est moi, c’est ma musique », et c’est de ça que je suis le plus heureux.

As-tu changé quelque chose dans ta manière de faire de la musique, d’en écrire, d’en enregistrer et peut-être de la produire ?

Non, je ne crois pas ; en tout cas pas consciemment. Je crois que c’est juste quelque chose qui trait à la confiance en soi, celle qu’on acquiert au fil des années. C’est lié au fait que je puisse mettre davantage de moi dans cette musique et moins me cacher derrière la production. Je n’ai jamais essayé de calculer ce que j’allais faire et plus j’ai confiance en moi, moins je calcule.

Mais Swim a déjà un aspect très direct. Par exemple si tu prends un morceau comme Bowls. On entend tous ces sons dingues comme les cloches, les harpes, les percussions, les bols. C’est très étrange de les entendre dans un morceau de musique de dance music. Tout ça, malgré l’incongruité de ces sons, tout ça sonne de manière très naturelle. Tout est conduit à chaque fois par le beat. On oublie le caractère incongru de ces instruments dans ce contexte. Est-ce que, dans un tel morceau, tu te cachais encore à ce moment-là derrière la musique ? Finalement un morceau comme celui-ci a une valeur extrêmement cathartique.

Oui tu as raison. J’ai toujours – depuis le début que je fais de la musique – souhaité que l’émotion de ma musique soit authentique. Mais tout de même : je fais une musique qu’on pourrait dire dissemblable ; c’est une musique dissemblable à moi, je me cachais derrière elle. Je me cachai, je passais beaucoup de temps, à la production, à déformer les enregistrements, par exemple je passais beaucoup de temps à déguiser ma voix. Evidemment je chante de la manière la plus spontanée possible, mais à la production, je déforme la voix ou je rajoute des effets. Les textes des chansons relevaient de la fiction tandis qu’aujourd’hui je suis capable de raconter des choses plus personnelles, des choses qui m’arrivent dans la vie. J’ai toujours tenu à faire une musique authentique, qui soit un reflet réel, exact de la personne que je suis. Mais pour y parvenir, il a fallu d’abord que je prenne confiance en moi.

Quand je te vois jouer en live, je remarque que, même sur des scènes de grande taille, tu joues avec tes musiciens dans une toute petite configuration en carré. Vous n’occupez pas tout l’espace de la scène, vous êtes très proches les uns des autres. Est-ce que c’est une façon d’être plus connecté au groupe ?

Oui : et nous sommes littéralement connectés les uns aux autres sur la scène. Par exemple mon clavier à toute une série contrôleurs et de paramètres et il est relié aux autres membres du groupe. Par exemple si je tourne un potar, je peux ajouter un effet sur la batterie ou changer le son des fûts. Et réciproquement ils peuvent faire la même chose. Par exemple le batteur peut, en sélectionnant un paramètre donné sur ses machines, changer le son du clavier que j’utilise. De cette façon nous avons des interactions extrêmement directes et rapides en live. Le fait d’être si rapproché et dans cette formation carrée sur scène nous permet d’avoir beaucoup de contact visuel. Je regarde toujours ce que les musiciens font et eux-mêmes regardent ce qu’ils font entre eux et ce que je fais moi-même. Chaque membre du groupe regarde ce que font tous les autres et d’une certaine façon nous jouons autant en nous écoutant qu’en nous regardant La seule façon, pour les membres du groupe, de savoir ce nous allons faire dans quelques secondes, c’est de nous observer les uns les autres. Quand nous nous regardons, on sait par exemple que dans dix secondes, nous allons changer de rythme ou bifurquer par rapport à ce qui était initialement prévu. De cette façon les morceaux sont plus ouverts et un part d’improvisation peut y entrer. Je pense aussi que ça envoie un signal très positif aux spectateurs, que ça lui donne l’impression que quelque chose est en train de se créer sous leurs yeux au moment présent. Ils savent que nous ne sommes pas là simplement pour jouer des morceaux que nous jouons de la même façon tous les soirs mais que nous créons quelque chose d’éphémère et spécifique au lieu où nous sommes. Il s’agit de ne pas refaire à l’identique ce que nous jouons tous les soirs. Je suis extrêmement attaché à cette impression de créer quelque chose sur le moment.

Alors est-ce que ça veut dire que tu improvises beaucoup sur scène avec ton groupe ?

Il faudrait préciser ce qu’on entend par « improvisation » car cela veut dire plusieurs choses bien différentes. Si tu penses par exemple à l’improvisation dans le free jazz ou l’improvisation libre, à l’évidence, ce n’est pas ce que nous faisons. Nous ne sommes pas du tout un groupe de free jazz. Nous jouons des chansons et ses chansons ont des couplets et des refrains qui ne changent pas quand nous les jouons en live. Mais certaines parties de ces chansons sont délibérément ouvertes. En tout cas nous prévoyons qu’elles soient ouvertes au moment où les jouons en live. De cette façon, ces parties qui sont ouvertes évoluent dans le temps et lorsque l’on compare les versions des morceaux que nous avons joués en concert à un an d’intervalle, on se rend compte que le morceau a beaucoup évolué pendant la tournée. Parfois nous trouvons au fil des concerts une façon vraiment satisfaisante ou intéressante de jouer le morceau. Alors, nous la gardons quelque temps. Puis nous décidons en fin de compte de réouvrir le morceau – c’est-à-dire que nous décidons de le changer à nouveau. D’une certaine façon, les morceaux ne sont jamais les mêmes, je veux dire par là que les morceaux ne sont jamais complètement différents d’un concert à l’autre mais qu’ils évoluent progressivement, lentement.

Quand vous jouez en concert, est-ce que les membres du groupe savent d’instinct ce que les autres vont faire, ou bien votre processus d’improvisation est différent ?

Nous nous connaissons tous très bien, même si les membres du groupe ne jouent pas sur les disques. On joue ensemble depuis longtemps et nous tournons ensemble régulièrement depuis six ans. Certains membres du groupe n’ont même fait que ça pendant toute une année. A force de jouer ensemble nous pouvons vraiment nous connaître de manière approfondie et je crois que ça se ressent sur scène. Comme nous sommes très proches les uns des autres, spatialement et relationnellement, il y a une véritable osmose entre nous. Ce n’est pas comme si j’étais un lead singer qui engage des musiciens pour un concert ou deux, ou qui aurait juste un backing band, et qui leur dirait : « Voilà ce que nous allons jouer » ; un leader, en somme, qui déciderait de tout. Je ne pense pas à la musique en concert de cette façon. Je pense que les musiciens doivent apporter quelque chose qui vienne d’eux et que nous soyons tous ont tous les quatre responsables de la musique que nous nous produisons sur scène. C’est important de mettre en place les conditions propices à la création d’une musique véritablement collective. Et de fait, parce que nous avons tant joué ensemble, et ce depuis maintenant plusieurs années, nous pouvons ensemble créer quelque chose.

Est-ce que tu voudrais un jour enregistrer un disque plus collectif ? Un disque où tu ne jouerais pas tous les instruments ?

Oui mais c’est difficile à anticiper. Difficile de savoir si j’en aurai le désir à l’avenir. C’est d’autant plus difficile que cet album est peut-être le premier que j’ai fait sans penser à d’autres musiciens ou à une autre musique ; le premier que j’ai essayé de faire en me coupant vraiment d’autres références. Il est vraiment dirigé par moi et très individuel. Je ne pouvais pas faire autrement que l’enregistrer seul. En même temps, je sens bien que, grâce à la scène, les choses s’ouvrent et que je suis plus ouvert aux apports extérieurs. c’est difficile pour moi de savoir si, dans le futur, le groupe sera plus collaboratif ou moins collaboratif. Je n’ai pas vraiment de projet ou de plan particulier à ce sujet. Je préfère me concentrer sur ce que je fais maintenant et le type de satisfaction que cela nous apporte en tant que groupe.

Tu parles beaucoup, dans ce disque et dans ce que tu dis de l’album, d’amour : amour pour la communauté, amour pour les autres, pour les proches.

Il ne s’agit pas d’amour au sens de passion mais d’une volonté d’échanger et de partager.

Penses-tu que cet amour ait une dimension communautaire ou, même, politique ?

Oui, très certainement, même si le titre de l’album peut signifier bien des choses. La première est liée à ce dont nous avons parlé tout à l’heure : au fait que le précédent album, Swim, a été extrêmement bien reçu, et que j’ai ressenti grâce à ça un sentiment tout à fait particulier et profond de connexion avec le public qui l’a écouté. Les tournées que nous avons faites pour Swim a évidemment participé à ce sentiment de connexion. Ce sentiment a été bien plus fort qu’auparavant et j’ai ressenti de la part du public quelque chose de très généreux qui m’a donné envie de partager à mon tour d’autres choses. Ce sentiment, je pense qu’on peut le nommer un sentiment d’amour : le besoin de partager de la musique avec les musiciens et avec le public. C’est pour ça que il y a quelque chose dans cette musique d’à la fois très euphorique, festif et très cathartique. Mais c’est aussi lié au fait que ma vie est devenue bien plus sociable et bien plus ancrée dans une communauté ou dans une vie communautaire. En tous cas bien plus qu’elle ne l’était auparavant. J’ai eu une petite fille il y a trois ans et ça a changé toute ma vie, la structure même de ma vie. J’aime ma fille par-dessus tout et je passe beaucoup de temps avec elle mais en même temps, cela m’a permis aussi de passer plus de temps avec mes amis ou avec ma famille et d’être plus fortement connecté avec mon entourage que je ne l’étais auparavant. J’étais peut-être plus renfermé qu’aujourd’hui, en train de faire ma propre musique ou d’écrire ma thèse de doctorat en maths. Swim m’a propulsé en bien davantage dans le monde social. Il s’agit peut-être plus d’un amour social que d’un amour politique. J’adorerais représenter quelque chose de politique dans le sens que tu as évoqué mais je ne crois pas que je sois le cas de ma musique. Je ne crois pas non plus que ce soit une tâche qui me revient.

Est-ce que Our Love ne serait pas une façon de retourner aux racines de la techno ou de la dance music ? Ces racines impliquaient de partager des expériences, de former des communautés alternatives, des contre-cultures.

Oui, je vois ce que tu veux dire, mais ça n’a jamais été un but explicite de ma musique. Est-ce que tu connais Terre Thaemlitz, ou DJ Sprinkles ? C’est un type vraiment formidable et notamment quand il s’agit de parler des racines de la dance music ou de la techno. Il tient aussi des propos très intelligents sur le discours dominant quant à ces musiques. Les racines de la dance music sont liées à la notion d’hédonisme et au sentiment d’évasion. En même temps le sentiment de libération heureux que cette musique procure peut avoir une valeur politique. Celle-ci vient de la manière dont toutes les difficultés concrètes, toutes les complexités du monde social se trouvent rassemblées dans cette musique et trouvent ainsi une façon de s’exprimer. Une certaine frange de la dance music et de la techno est une façon d’exprimer de manière condenser les difficultés, les complexités ou les tribulations des minorités, par exemple la communauté gay à New York dans les années 70. La techno rassemble tout ça dans un même espace musical et le porte à une forme de dépassement. L’individu ne subit plus le monde qui marginalise sa condition : il se réapproprie celle-ci ; il invente un espace alternatif où il trouve pleinement le droit d’exister. De même que la musique afro-américaine se battait pour les droits de la communauté noire aux Etats-Unis. Il s’agit de célébrer les luttes et leur possibilité d’expression. Tout cela trouve en moi un écho très fort. Evidemment je n’appartiens pas à une communauté à une communauté de personnes marginalisées, ni à une minorité ethnique ou sexuelle. Mon expérience de l’amour à ce stade de ma vie, c’est se découvrir capable de s’enthousiasmer pour des choses très simples et très faciles. La dimension de protestation ou de lutte, présente aux origines de la techno, est absente, ou du moins totalement différente. Il ne s’agit que de réussir à lutter avec les petites difficultés de la vie. Par exemple, j’observe mes amis : certains divorcent, d’autres se demandent que faire pour que les enfants qu’ils viennent d’avoir et qui bouleversent leur vie ne transforment par leur mariage en quelque chose de plus triste qu’il ne l’était auparavant. Mes parents, par exemple, se demandent ce que signifie d’être encore amoureux après cinquante ans de mariage. Ce sont des questions qui sont très terre à terre, qui peuvent parfois paraître triviales mais qui je pense sont importantes à leur échelle. Ma musique n’a sûrement pas une portée politique mais elle a peut-être ce pouvoir de s’adresser de façon très simple à beaucoup de gens. L’amour dont je parle est un amour qui englobe toutes ces complications et parfois même cette mélancolie ; c’est un amour inclusif qui n’est pas uniquement positif, qui est contrasté. Il essaie d’être un amour de célébration même devant les difficultés. Il ne s’agit pas d’un humour de comédie romantique ou tel qu’on peut le voir dans un film de Disney. Si c’était cela, ce ne serait pas un amour qui nous engage ou nous implique. Ce que je voulais, c’est parler de cet amour qui engage ou implique les individus.

En même temps en tant que musicien, tu n’as sûrement pas la vie la plus ordinaire qui soit, ou la plus représentative de la vie ordinaire des gens ? Est-ce que le fait d’être musicien ou de pouvoir partir en tournée donne une excitation ou un frisson supplémentaire à ton existence ?

Oui, c’est certain. Je ne suis certes pas une rockstar au sens traditionnel du terme ma vie est privilégié. Elle est beaucoup plus flexible que celle d’un salarié qui doit se rendre au travail tous les matins. En ce qui concerne la naissance de ma fille j’ai eu le loisir être présent tout le temps parce que j’avais beaucoup de temps libre. En trois ans, tout le temps où ma fille a grandi j’ai été présent, même s’il m’est arrivé aussi d’être ailleurs parce que j’étais en tourné. Les difficultés et les complications dont traite Our Love ne sont pas des difficultés personnelles, elles concernent les gens qui sont autour de moi ou les choses que j’observe. Il s’agit de faire la chronique de ces difficultés. Le titre Our Love c’est aussi l’amour au sens traditionnel du terme.

Par exemple de l’amour pour des êtres et pas seulement un amour de la musique ou du public ?

Je pense que l’amour pour la musique et l’amour pour les personnes est fondamentalement le même amour et c’est ça que j’ai voulu explorer dans ce disque. J’ai voulu explorer les différentes facettes de ce qu’on appelle « amour ». Que ce soit la musique ou ce qui se passe dans ma vie, c’est toujours la manifestation de ce sentiment d’amour. Je suis à présent beaucoup plus à l’aise pour parler de la musique et dire ce que signifie pour moi. Voilà qui entre dans cette question de l’amour.

L’amour dont tu parles a une résonance très années 70. C’est une sorte de principe général, de courant qui circulerait entre les personnes et les relierait à travers la musique ou l’art et qui créerait ainsi une communauté.

Oui, absolument, c’est quelque chose comme un principe. C’est une idée très utopique, très hippie mais je ne voulais pas que ce soit seulement de l’ordre de l’utopie. Je voulais aussi que ça implique le monde réel. Il n’y a pas contradiction entre l’idée de viser l’utopie et d’accepter réel ; du moins il faudrait pouvoir résoudre cette contradiction. La musique est une façon de la résoudre. Pour te répondre précisément je ne peux rien faire dans ma vie qui soit cynique et je voudrais que tout, dans ce disque, de l’enregistrement à la pochette, que tout soit une manifestation de ce principe que j’essaie de suivre. Je n’aimerais pas qu’on croie en écoutant ma musique que j’essaie de manipuler l’auditeur ou que j’essaye de le piéger. Je suis très attaché à ce que le label me laisse entière liberté pour faire ma musique ; c’est avant tout une question l’honnêteté envers l’auditeur.

Donc si je comprends bien, il s’agit d’inventer un lien de nature utopique entre les individus mais ce lien doit être ancré dans le monde réel, c’est ça ?

Oui c’est ça.

Penses-tu que le rôle de ta musique soit d’inventer une sorte de contre-culture ? Et est-ce que tu penses que c’est toujours possible aujourd’hui, justement, d’inventer une contre-culture, à l’heure du capitalisme globalisé ?

Oui. Très, très peu de personnes me parlent de la dimension politique de la musique ou de la dimension politique de ma propre musique. C’est lié sûrement lié au fait que si ma musique doit avoir une dimension, j’ai toujours échoué à la faire advenir. De façon générale je crois aussi que la musique d’aujourd’hui échoue à faire advenir une véritable dimension politique, en tous cas si on la compare à la musique qu’on pratiquait dans les années 60 ou 70. Finalement je trouve qu’on ne parle pas beaucoup des motifs politiques qui sont liés à l’émergence des musiques actuelles et je trouve aussi qu’on n’analyse pas beaucoup non plus leur potentiel politique. Our Love cherche à avoir une dimension sociale et utopique plutôt que politique. La musique que j’aime le plus était explicitement politique ; elle était même explicitement révolutionnaire. Elle était mue par l’idée qu’elle pouvait changer les choses, changer l’ordre social ou changer le monde. Je rêverais que la musique soit encore ainsi aujourd’hui, qu’elle soit davantage politique ou politisée, qu’elle imagine davantage pouvoir changer l’ordre des choses. Mais en fin de compte, j’ai l’impression que ça ne se produit pas tant que ça. Même si la musique pouvait accomplir des changements minimes parmi les individus ou dans l’ordre social, ce serait déjà une victoire. Même de petites transformations personnelles dans la vie des gens ou de petites transformations sociales. Aujourd’hui il semble de toute manière que la musique ne puisse pas aller plus loin que ça. La musique a le potentiel pour faire ça. Je ne dis pas que ma musique le fait mais la musique en général a cette potentialité. Ce devrait être l’objectif qu’elle se fixe et qu’elle devrait revendiquer fièrement.

Quand tu dis que la musique que tu aimes le plus est politique, à quoi penses-tu ?

Le socle fondamental de ma musique, c’est le free jazz spirituel, celui qui est apparu dans les années 60 et 70. John Coltrane, Alice Coltrane, Albert Ayler ou Pharoah Sanders. Ces gens ont explicitement traité du fait d’être afro-américain. Je crois qu’ils avaient vraiment la sensation de faire une musique ancrée dans la société et surtout en prise avec l’avenir, une musique capable d’apporter une transformation holistique à la société. Ce que l’histoire nous a montré, c’est que beaucoup aussi ont abandonné ce combat en cours de route parce que la transformation n’arrivait pas. Elle ne se produisait pas ou alors elle ne se produisait pas de la façon qu’ils avaient souhaité. Mais c’est aussi cet échec qui rend la musique si belle et si puissante : elle est désespérée parce qu’elle ne désespère d’un changement apporté. Et dans ce désespoir elle continue d’espérer.