On connaît par coeur l’adage du poète Octavio Paz : « Toute oeuvre d’art est une possibilité permanente de métamorphose, offerte à tous les hommes ». Mais en dépit du grand dégondage généralisé de la génération hipster-Pitchfork (celle qui confond sans le faire exprès pop, déballages expérimentaux, techno et musique africaine des 70s), combien sont-ils, parmi la caste des artistes-reconnus-qui-vendent (un peu), à oser proprement muter d’un disque à l’autre, au risque de mettre en pétard les (petites) foules acquises à leur cause ? On peut reprocher des monceaux de choses au Canadien Dan Snaith, mais force est de constater que la mutation, la vraie, la grosse, il ne connaît que ça. En dix ans de carrière depuis Start breaking my heart, Snaith a viré sa cuti au moins trois fois, passant d’une soft electronica affable et plutôt typique à un crossover psyché pop plein de cymbales compressées, de flûtes de mellotron et de bandes à l’envers, puis à une pop soup et grand angle qui n’avait presque plus rien à voir avec la musique électronique. Après le sommet vintage Andorra (Fifth dimension des Byrds vs. S.F. sorrow des Pretty Things), il remet donc ça puissance 1000 en changeant de drogue et de groove et en embrassant des deux bras une dance music paradoxale, liquide et doucement chantée du nez (comme Arthur Russell). Reprochez ce que vous voulez à Dan Snaith mais des tressaillements aussi violents, ça ne se confond pas avec des mouvements de girouette qui suit le sens du vent.

Terriblement enthousiaste, (casanier et bosseur plutôt que fêtard, il dit enregistrer tous les jours de l’année), le Canadien ne veut froisser personne mais sait marquer les limites de son indépendance : « Changer du tout au tout d’un disque à un autre est très libérateur. Mais je dois aussi avouer que je dois monter des stratagèmes mentaux pour m’autoriser cette liberté, comme me dire que le morceau sur lequel je travaille ne sortira jamais. Ce qui est étrange, puisque je suis dans la position très confortable où aucun des labels avec lesquels je travaille n’a le moindre mot à dire dans le contenu des mes disques avant qu’ils sortent ». Le très pulsé et très synthétique Swim est pourtant autre chose qu’un rapiéçage programmatique entre la pop psychotrope de ses trois albums précédents et le battement de coeur fondamental de la musique disco. Bourré à craquer d’air, de samples trop denses et de chords électroniques visqueux, délicieusement mixé au sécateur analogique de manière à transformer chaque envoi d’effet en événement dantesque, l’album groove non-stop dans le rouge, au bord de la falaise. « Quand j’ai commencé à bosser sur l’album, j’étais vraiment séduit par l’idée de faire un disque de dance music à proprement parler, par ce que c’est ce qui m’excitait sur le moment. Mais je pensais faire ça en parallèle de Caribou. Et puis tout à fini par se mélanger, jusqu’au point où je me suis retrouvé incapable de faire la différence entre les deux. La vérité, c’est que la dance music est beaucoup plus perméable qu’on ne le dit : une fois qu’on a satisfait les impératifs rythmiques, on peut faire ce qu’on veut. La dernière chose que l’on attend en club, c’est des volutes de harpe ou un bol tibétain. Mais crois-en mon expérience, personne ne s’arrête de danser ».

Surtout, c’est via l’univers de moins en moins clos de la dance que Snaith a trouvé, toute prête, la formule pour se réinventer dans la techno proprement progressive et ponctuellement estomaquante de James Holden, chef de file mal aimé du label Border Community. Comme il le donne à entendre de manière presque transparente dans Sun ou Bowls, ça lui a même retourné la tête : « La première fois que j’ai entendu The Idiots are winning fut comme une épiphanie, un reset. Tout y est incroyablement fluide et organique, les éléments coulent comme le sang dans les veines, alors que dans mon souvenir la techno était un genre surtout rigide et métallique. Paradoxalement, la technologie permet enfin à la musique électronique de se libérer des carcans des machines, et je trouve ça très excitant ». Loin d’une perfection glacée qui ne l’intéresse pas, ce Swim sanguin, souriant et fier de son empressement n’évite pas tous les écueils du disque trop enthousiaste, mais nous épate franchement par son franc-parler, ses mélodies, son trop plein d’idées. Surtout, il nous conforte dans notre confiance en Dan Snaith, un gars qu’on aime suivre dans ses tours et détours, et qu’on écoutera probablement encore dans dix ans quand il se sera acoquiné avec un backing band péruvien, ou quelque chose comme ça.