« Qu’en est-il de l’idée des « standards », quelques cent ans après les débuts de W.C. Handy ? » C’est la question à laquelle a voulu répondre le producteur Philippe Ghielmetti en imaginant « Standard Visit », une série de six albums dont la publication, commencée en mai dernier, s’achèvera en octobre. Le principe ? Demander à des pianistes de remettre sur le métier quelques « standards qui ont marqué leur parcours personnel », « des musiques qui sont liées à leur intimité musicale ou affective ». L’idée de standard n’est pas prise stricto sensu : l’archétype du « standard de jazz », ce sont certes les chansons de Broadway d’une part, quelques hits immortels composés par des jazzmen d’autre part, mais la notion peut désigner n’importe quel morceau populaire qui, pour une raison ou pour une autre, a traversé les âges et finit par se retrouver sous les doigts de musiciens d’un autre temps, d’un autre continent, d’un autre univers.

Bill Carrothers et Marc Copland ont ouvert la marche au printemps. Familiers du label Sktetch (l’ancienne étiquette du producteur) et amis depuis de nombreuses années, ils se sont prêtés avec enthousiasme au jeu du répertoire à contraintes (le titre de l’album, No Choice, est-il un clin d’oeil ironique au principe de la série ?) : à l’exception d’une reprise de Neil Young (The Needle and the damage done) et d’un morceau improvisé à deux (Dim some), tous les titres, sans être des « standards » au sens propre du mot, sont empruntés aux géants du genre, de Monk à Miles en passant par Wayne Shorter et, ouvrant et fermant le disque, Ornette Coleman (l’inépuisable et merveilleux Lonely woman). « Il ne s’agit pas d’un dialogue ou d’un affrontement, constate Ghielmetti, mais bien de « créer » un pianiste à quatre mains ». On a beau être habitué à l’exercice (Corea et Hancock, Pieranunzi et Van den Brink…), on est toujours déconcerté par ces entrelacs délicats et par le jeu extrêmement varié sur la densité, la profusion, l’épaisseur de la masse sonore (avec cent soixante-seize touches, deux pianistes peuvent combler facilement tout l’espace) auquel peuvent se livrer les deux pianistes.

Avec Tentatives, René Urtreger, lui, autre fidèle de l’écurie ex-Sketch (pour laquelle il avait déjà enregistré un très bel album de piano solo, Onirica), a choisi de revenir au fondement de l’idée de standard en reprenant des thèmes qu’il a joués dès ses débuts de musicien professionnel, dans les années 1950 à Paris : I’ll remember April, Cherokee, My funny Valentine… Des morceaux qu’il connaît sous toutes leurs coutures, dont il est littéralement imprégné, qu’il a interprétés en compagnie des plus grands, mais qu’il a essayé de redécouvrir une fois encore, convaincu qu’ils n’ont pas encore livré toute leur pulpe et qu’on peut les aborder sous un angle inédit. De fait, le pari est réussi : Urtreger jouant ces standards, ça n’est pas Urtreger jouant du Urtreger ; la surprise guette à chaque morceau, presque à chaque phrase. On est surtout frappé dans ce bel album l’impressionnante maîtrise du temps dont fait preuve le musicien français, l’espèce de sobre sérénité avec laquelle il envisage et « manipule » (ludiquement mais respectueusement) les morceaux auxquels il s’attaque, sans lenteur ni perte de la vivacité, de l’élan.

Le troisième volume de la série est peut-être le plus surprenant et le plus passionnant : à l’invitation de Ghielmetti, le jeune pianiste marseillais Bruno Angelini (né en 1965, déjà auteur chez Sketch d’un album en trio, Empreintes) a tout simplement repris, dans l’ordre, l’intégralité du répertoire de The Newest sound around, le chef-d’œuvre de Jeanne Lee et Ran Blake : Immersion, Laura, Blue monk, et ainsi de suite. Une véritable « psychanalyse musicale », constate le producteur, tant le disque dont il s’inspire est au coeur de son imaginaire depuis ses débuts dans la musique ; là encore, le titre n’a sans doute pas été choisi par hasard : Never alone, comme si à aucun moment Angelini n’avait été vraiment seul durant l’enregistrement du disque, l’ombre des deux géants portant sur l’ivoire blanc du clavier… L’imagination dont il fait preuve, la variété des couleurs, le lyrisme, mais aussi des tentations impressionnistes sans doute liées à l’esprit de The Newest sound around, tout concourt à faire de cet album splendide une réussite, la plus enthousiasmante de la série et, à coup sûr, un disque qui devrait étendre la réputation du pianiste au-delà du cercle pour l’heure restreint de ses admirateurs. Côté standards, l’aventure continue : Giovanni Mirabassi laissera parler son goût pour la chanson française dans le quatrième épisode, Stephan Oliva proposera des duos avec Joey Baron, Claude Tchamitchian ou (entre autres) Linda Sharrock dans le cinquième. Le sixième et dernier, en guise d’ultime cadeau aux fanatiques de piano solo, rassemblera les cinq pianistes et sera exclusivement consacré au chef-d’œuvre de Coleman, Lonely woman. Raison de plus pour ne rien manquer de cette splendide série.