Tous ceux qui ont eu la chance de pouvoir se rendre au Village Vanguard de New York, à moins qu’ils n’y soient allés pour y jouer invités par des copains américains (donnez-nous vos noms !), restent consternés : « Ce serait ça, la Mecque du jazz ?! », « Qu’est-ce que c’est que cette escroquerie amigo (ou plutôt my friend), un sous-sol foireux, qu’est-ce que ça veut dire ?! » Ca veut dire que le temple dédié au jazz qui fut animé plus d’un demi-siècle par Max Gordon, natif de Lituanie, l’endroit qui a reçu en primeur tout le gotha depuis son ouverture en 1934 n’est qu’un vulgaire sous-sol. On fait ce qu’on peut avec les moyens du bord et à vrai dire l’endroit reste une belle métaphore de la maxime de Saint-Ex : « L’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur. » L’important est que chacun, artiste et mélomane, ait conscience d’entrer dans un lieu à part. En effet, s’il est rare que les enregistrements live soient médiocres, c’est particulièrement vrai de ceux réalisés au Vanguard (auxquels nous consacrerions avec plaisir un bon millier de chroniques). L’assertion se vérifie à propos du présent enregistrement de Bobby Hutcherson, vibraphoniste précurseur de l’écurie Blue Note qui a participé aux plus belles pages du label (cf. la reparution récente de The Kicker dans la série « Connaisseur series »). 32 Jazz, label aujourd’hui détenteur des fonds Muse et Landmark exhumés avec parcimonie et emballage classieux mis au goût du jour, s’intéresse une nouvelle fois à cet immense musicien après la parution de Vibe Wise. Car Bobby Hucherson est un géant qui n’a pas l’audience qu’il mérite ! Celui qui reste à bien des égards un « musicien pour musicien » a pourtant très profondément marqué le vibraphone, une sorte de piano au son cristallin conçu pour batteur, et le jazz en général à partir des années 60.

Bobby Hutcherson a commencé son apprentissage à l’écoute du Grand Timonier du vibraphone, pilier du Modern Jazz Quartet, Milt Jackson, disparu il y a peu. Cinq années plus tard, à 20 ans, il fait sa première apparition chez Blue Note en tant que sideman, aux côtés de Jackie McLean lors de l’enregistrement de One step beyond. Depuis, il a joué avec à peu près toutes les légendes présentes sur le continent américain, des noms passés à la postérité revenant régulièrement : Eric Dolphy, Herbie Hancock, Mc Coy Tyner, Grachan Moncur III, Tony Williams, Harold Land. Dans sa discographie, qui, sous son seul nom, regroupe près de quarante albums sur quarante ans de carrière, on peine et, à vrai dire, on échoue dans la quête un peu vicieuse de l’album raté, du disque qu’on aurait pu se passer d’acheter, du nanar. Chez Bobby, tout est digne d’intérêt, et les choix esthétiques, la vision musicale des débuts apparaissent d’autant plus beaux qu’ils étaient alors risqués, le vibraphone ayant de grandes chances, placé hors des mailloches virtuoses du maître, de passer au mieux pour exotique. Son seul alter ego sur les pentes parfois abruptes du jazz moderne est sans doute l’élégant et virtuose Gary Burton.

Sur In the Vanguard, album de standards, on retrouve les traits caractéristiques de Bobby Hutcherson, soit un son clair sans vibrato, un peu sec, bien que, dans les années 80 et notamment ici, notre homme ait développé un répertoire plus roots et plus lyrique à base de standards et de morceaux caraïbe, jouant régulièrement des marimbas, l’un des aïeux, mexicain celui-là, du vibraphone (Estaté). Il est accompagné d’une rythmique excellente (comme il se doit) : le caméléon Kenny Barron au piano (dont 32 Jazz ressort ces jours-ci, le rare Peruvian blue) qui n’est pas dans un de ses plus grands soirs, Buster Willams à la basse et Al Foster à la batterie. Rien que pour le travail de basse et de batterie, cet album mérite une mention spéciale. Véritable locomotive sur Little niles, well you needn’t (dont la version rappelle la pulsation de l’équipe de Miles Davis alors au Blackhawk) ou I wanna stand over there, on se régale des pêches de la grosse caisse placées à contretemps, du feulement de la charleston entrouverte qui marque le temps, des écarts tendus de la basse. Buster le bien nommé, servi par une belle prise de son, développe dans tous les contextes un drive infectieux (pour les sceptiques, laissez vous convaincre sur le Four in one de Sonny Fortune, bras droit de l’Elvin Jones Jazz Machine). Comme quoi, les rééditions peuvent avoir du bon quand on sort un peu des sentiers battus.