De cet intrigant Black Devil Disco Club exhumé des années 70, on ne savait quasiment rien il y a encore seulement trois ans. Depuis la réédition de l’obscur single disco du même nom par Rephlex en 2004, les rumeurs allaient bon train : ces morceaux funky biscornus où glougloutent les synthétiseurs analogiques étaient tour à tour attribués à Aphex Twin ou à Luke Vibert, qui devaient alors bien rire sous cape. Et puis, en 2007, c’est la consécration avec un album complet sur Lo Recordings, et l’on apprend que Black Devil, photo à l’appui, se prénomme Bernard Fèvre, qu’il habite à Paris et n’a que tardivement appris son statut culte, lui, l’humble artisan de studio dont la tentative de tube (le succulent Timing, Forget the timing) s’était soldé en 1979 par un flop, et qui s’était fait bien arnaqué par ses co-équipiers partis avec les bandes sous le bras. Trop en avance sur son époque, sans doute. Quoiqu’il en soit, après avoir eu vent de ce nouveau buzz autour de sa très modeste personne, Bernard Fèvre, la soixantaine souriante et une candeur d’adolescent, a repris le chemin du studio pour remettre en route ses machines, sous les vivas de la nouvelle scène electro-italo, de Prins Thomas aux hollandais de chez Clone. Non content de sortir un disque rempli à ras bord de ritournelles discoïdes sur fond de voix vocodées, le voilà qui devient l’égérie des trainspotters et des trendsetters, entame un tour de piste dans les clubs pointus-branchouilles avec la complicité de Gwen Jamois, et pond une flopée de nouveaux psaumes lascifs et baroques, au point parfois d’évoquer Joy Division remixé par Giorgio Moroder, en fond sonore d’un films de boules (à facettes) version cols pelle à tartes. Et ce qui devait arriver arriva : l’album de remixes débarque quelques mois plus tard, à point pour rythmer le mois d’août, ses agapes estivales, ses galoches baveuses et ses incendies de forêt.

Pour ce qui est du dub, en revanche, il y a un peu tromperie sur la marchandise. Dans ce Black Devil In dub, quand bien même abondent les arpeggios et les effets de reverb gargantuesques, on cherche en vain les ascendances jamaïcaines. De la moiteur des chambres d’écho pilotées par des magiciens de studios enfumés de ganja, il subsiste surtout la coloration hypnotique, mais le tempo et les structures restent quasiment identiques aux originaux. A l’exception de la version de Quiet Village Project (plus connu sous l’appellation Rekid ou Radio Slave), la seule véritablement « dub » du lot, dont le sens de l’espace et de la profondeur rappelle la deep-techno de Maurizio et autre Monolake, ou, si on a l’esprit plus mal tourné, quelque chose comme Cannibal Holocaust sous MDMA. Remixé par Elite Technique, The Devil in us (en français) balance aussi pas mal dans un registre italo-acidulé, non loin des hymnes flamboyants d’Alden Tyrell. Prins Thomas ne s’est quant à lui pas trop foulé sur sa version tout en sautillements d’On just foot, élégante mais un peu vaine. Si le dub s’écoute avec une certaine forme d’indolence, on ne peut pas en dire autant des versions de Black Mustang et In Flagranti, plutôt boostées à la poudre blanche. Emballantes ou détestables, c’est selon le contexte. Quant au track Another skin, voluptueusement revisité par Unit 4, il voudrait partir aux confins de la voie lactée à cheval sur un Korg MS20, mais finit par pédaler dans la semoule, prisonnier d’une boucle qui s’obstine à faire du motorik en rase-mottes, nous emportant juste assez loin pour nous écarquiller les pupilles.

L’étrangeté des tracks originaux de Bernard Fèvre provient surtout de leur capacité à faire d’un style dansant teinté de kitsch psychédélique une musique d’outre-monde, new wave avant la lettre, bien que ses propres réinterprétations – la première moitié du disque – exploitent de manière un peu trop systématique cette marque de fabrique (voix de fausset vocodée, bongos à gogo, mélodies en accords mineurs et arpeggios ad libidum) qui donne au bout d’un moment l’impression d’écouter toujours le même morceau. Dur de tenir sur la longueur d’un album, même si l’on sent que Fèvre, indéniablement possédé par le démon de la danse, a pris un plaisir fou à faire un nouveau tour de piste, et à reprendre son projet à l’endroit exact où il s’était arrêté plus de trente ans auparavant (lire notre interview à ce sujet). Pour tous ces plaisirs candides teintés d’un zeste de perversion druggy que sa musique recèle, mais aussi pour son fond d’utopie libertaire issu d’une joyeuse France d’avant (I regret the flower power), on aurait presque envie de s’écrier « merci Bernard ».