Il y a une dizaine d’années, Bill Carrothers avait déjà consacré un disque à une période de l’histoire qui le fascine, la Guerre de Sécession (Civil war diaries). S’il n’avait pas été pianiste, il aurait sans doute été historien : sa passion pour l’histoire se répercute d’ailleurs dans sa propension aux fouilles musicologiques et à la remise au jour de vieilles mélodies plus ou moins enfouies dans une case inexplorée de la mémoire collective. Enfant, il écoutait souvent les souvenirs de combattant d’un vétéran de la première guerre mondiale, Bill Lacy ; « à l’âge de 16 ans il avait porté les armes en France, en ayant menti sur son âge pour pouvoir monter au front. Sa toux grasse et houleuse était le résultat d’une attaque au gaz moutarde durant laquelle il avait failli perdre la vie ». C’est en pensant à lui que Carrothers a eu l’idée de ce double album construit comme une histoire à proprement parler, avec son décor, ses personnages et sa tragédie : en trois parties, Armistice 1918 raconte « la séparation d’un homme et d’une femme ». L’avant-guerre, d’abord, période de bonheur et de prospérité ; l’éclatement du conflit, ensuite, avec la mobilisation, les combats et l’étrange période de la fin de l’année 1914, lorsque des soldats des deux camps désobéissent et osent « déclarer une trêve » pour fêter humainement Noël ; la vie au front, enfin, avec ses moments répétitifs (le rhum, les raids nocturnes, les femmes restées à l’arrière). Pour chacune, Carrothers a sélectionné un répertoire mêlant compositions originales, reprises de morceaux populaires de l’époque et improvisations collectives ; solo, trio (avec les fidèles Drew Gress à la basse et Bill Stewart à la batterie) et orchestration étoffée (violoncelle, percussions, clarinette basse et chœur) se succèdent comme les chapitres d’un livre pour explorer les différentes facettes de l’événement et atteindre au mieux les atmosphères que cherche à évoquer le pianiste. La voix de Peg Carrothers confère une étrange puissance aux textes choisis, et porte littéralement ce voyage vers une époque pour laquelle semble décidément renaître un vif intérêt artistique depuis quelques temps, en musique comme en littérature. Remarquablement ambitieux, le projet de Carrothers parvient à trouver le juste équilibre entre la solennité et une certaine forme de simplicité, évitant de s’ériger lui-même en monument, à l’instar de certains des grands travaux de Wynton Marsalis. La qualité de la production (Gérard de Haro aux manettes) et celle du livret (textes, poèmes, illustrations) en renforcent encore la réussite. Deux disques admirables et, au regard de l’engagement du pianiste et des implications émotionnelles et intellectuelles de son projet, un peu plus que de la musique.