Dans une histoire sans doute idéale, on voudrait pouvoir ne retenir de l’année 1938 que des dates comme celle du 16 janvier, jalon important de l’histoire du jazz au XXe siècle. On voudrait ne retenir que cette consécration du « King of swing », alias Benjamin David dit « Benny » Goodman (1909-1986), comme l’une des stars du jazz intervenant dans la Mecque des musiciens et des mélomanes qu’est le Carnegie Hall de New York. Alors que l’Histoire, celle qui s’écrit avec une grande hache, nous renvoie en Europe, vers la chronique d’une barbarie annoncée (Le 12 mars 1938, les troupes d’Hitler envahissent l’Autriche). Oeuvrant à la réhabilitation de cette année sombre, Columbia procède à la réédition du plus fameux concert donné par Benny Goodman à la tête de différentes formations prestigieuses, dans la collection Legacy, réservée aux grands enregistrements de jazz, au sein de laquelle ont déjà été réédités entre autres, le Kind of blue de Miles Davis, le Headhunters d’Herbie Hancock et le Heavy weather des Weather Report.

Cette réédition est annoncée comme le fruit d’une enquête menée par un producteur passionné (Phil Schaap) à la recherche des rouleaux d’acétate originaux de cet enregistrement célèbre paru une première fois en 1950. Cette « intégrale » du concert de 1938 présente certes des nouveautés, mais les fruits sont moins juteux qu’il n’y paraît à première vue : Columbia signale par une quinzaine d’astérisques, les « inédits » de cette réédition parmi lesquelles, mis à part les applaudissements des spectateurs et les commentaires de Benny Goodman (de 1950), ne figurent que deux morceaux (Sometimes I’m happy et If dreams come true). Mieux vaut donc s’attacher aux éléments plus marquants de ce concert, historique à plus d’un titre.
Historique d’abord parce que le prestigieux Carnegie Hall (qui l’après-midi même, recevait le compositeur roumain et violoniste virtuose George Enesco), accueillait pour la première fois, un programme exclusivement dédié au jazz (près de 4000 personnes ce soir là !), joué par des musiciens noirs et blancs sur la même scène, ce qui contribua à donner de Goodman l’image d’un artiste courageux.
Historique ensuite, parce qu’il permet d’écouter Benny Goodman au sommet de son art et de sa carrière, en maître de la clarinette privilégiant la finesse, la précision et la clarté du son mais également de leader de plusieurs formations excellentes. Il est à la tête successivement :
– d’un ensemble -créé 4 ans plus tôt- d’une douzaine de musiciens, au mieux de leurs talents de solistes (notre préférence va au trompettiste Harry James) pour jouer des arrangements efficaces de morceaux originaux (Loch Lomond, Bei mir bist der schön) et de standards passés à la postérité (One a clock jump, Stompin’ at the Savoy, Sing, sing, sing) ;
– d’un ensemble ad hoc, réunissant Lester Young et Count Basie, l’espace d’une prise ;
– mais surtout d’un quartet de légende réunissant Teddy Wilson au piano, l’électrique Lionel Hampton et Gene Krupa à la batterie autour d’un Goodman épanoui. L’ensemble plane littéralement sur des versions devenues définitives d’Avalon, The man I love, I got rythm et Body and soul (moins Hampton).

Historique, ce concert l’est enfin grâce à la présence de Gene Krupa, unique batteur ici, qui s’impose sur son instrument tout jeune, par son dynamisme de jeu, son phrasé en tant qu’accompagnateur, mais surtout par ses improvisations. On entend le public, ravi de ces acrobaties rythmiques, breaks ou solos, et on découvre avec Sing, sing, sing l’un des premiers opus centrés sur l’instrument. D’après le producteur de Goodman (B. Hammond), l’opinion de son employeur sur Krupa aurait changé ce soir-là, Benny considérant que Gene rendait l’orchestre trop rigide.
Live 1938 at Carnegie Hall est donc l’un des meilleurs disques de Goodman parmi la centaine que compte sa discographie totalement rééditée aujourd’hui et sans doute un des seuls événements joyeux à retenir au crédit de 1938 (la qualité sonore est en rapport). C’est déjà pas si mal !