Ce jour de 1965 où commençait l’enregistrement de la musique de Pierrot le Fou, Antoine Duhamel célébrait deux événements : son trentième anniversaire et la réalisation de sa partition encore aujourd’hui la plus emblématique, fruit d’une collaboration symbiotique, quoique difficile, avec Jean-Luc Godard, qui allait se renouveler trois ans plus tard, pour le tournage de Week-end. Ce sont les fruits de ces deux brèves mais inaltérables expériences qu’Universal a aujourd’hui réunis sur un disque.

Antoine Duhamel aime à répéter cette phrase laconique que Godard avait eue pour le guider dans sa composition : « Je voudrais deux ou trois thèmes de Schumann. » Pour éclairante que soit cette anecdote sur la liberté que laisse le réalisateur à ses collaborateurs, elle n’a pas moins souvent desservi Duhamel, puisque d’aucuns ont entendu dans la musique de Pierrot le Fou une resucée du compositeur allemand. En fait, Godard faisait une vague référence à une symphonie de Schumann, où les premiers et seconds violons se répondaient entre eux. Duhamel a alors exploité cette indication en travaillant sur la notion de schizophrénie : schizophrénie du personnage de Ferdinand / Pierrot, schizophrénie de Schumann lui-même. D’où les deux thèmes principaux de la partition : Ferdinand, ample et sombre, qui correspond au côté lyrique et affecté du personnage joué par Jean-Paul Belmondo et Pierrot, fulgurant et passionné, découpé au montage en plusieurs extraits par Godard, et qui renvoie au caractère joueur et suicidaire de Pierrot. Mais deux autres thèmes, moins célèbres, imposent encore la puissance de l’écriture de Duhamel : Sans lendemain, dont les arrangements étirés de cordes évoquent la tristesse et la majesté de Ferdinand, et La Mort bleue, dont le rythme lent, les couleurs flamboyantes de violons et l’intensité tragique, traduisent musicalement le terme funeste qui est mis à la contradiction entre Pierrot et Ferdinand.

Mais la musique de Pierrot le Fou, c’est aussi un peu de jazz (Soirée perdue), un twist à vous déboîter la hanche (Twist pour Jean-Luc) et surtout, cette voix mutine posée sur des textes doux-amers, ambigus et drôles : celle d’Anna Karina. C’est d’ailleurs à Cyrus Bassiak, et non Antoine Duhamel qu’était revenue la composition des incontournables Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours et Ma ligne de chance, sur lesquels la voix délicieuse d’Anna Karina en tourneboula sûrement plus d’un. Et, cerise sur le gâteau, le disque offre le plaisir d’entendre le délirant Mic et Mac, composé par Antoine Duhamel et Remo Forlani, où Anna Karina atteint des sommets d’espièglerie. Déchirée entre Mic « le neurasthénique » et Mac qui « aboie comme un Causaque », la belle aux yeux immenses n’y fait rien de moins que parler de ses amours contrariées pour Godard et Ronet. Aux dires de Duhamel, le morceau n’était pas du goût de Godard !

La musique de Week-end est quant à elle exclusivement orchestrale et suit scrupuleusement la structure et le minutage du film. La couleur générale de la partition est résolument triste mais, à l’exception de l’imposant L’Internationale, celle-ci perd du lyrisme qui a fait le succès de Pierrot le Fou. Les morceaux hésitent ainsi entre le dérisoire et la noirceur. Ambiance badine sur la valse Alice au pays des syllogismes, où violons en staccato et bandonéon langoureux se répondent, ou sur Footit et chocolat, ballade inspirée de Kurt Weill. Ambiance nocturne sur le long et très beau Lamento où Mireille Darc lit des textes érotiques de Georges Bataille, ou sur La Complainte du Tiers-Monde.

Il a souvent été dit que les réalisateurs de la Nouvelle Vague, Godard en tête, étaient intéressés par la puissance émotionnelle que pouvait conférer la musique aux images de leurs films. Seulement, entre Pierrot le Fou et Week-end, Godard avait bien révisé ses conceptions. C’est cet écart que chacune des partitions nous permet aujourd’hui de mesurer. Autant dire que ce disque est un astucieux moyen de se plonger autant dans l’univers du compositeur que dans celui du cinéaste.