Apestaartje sort des disques fabuleux dont personne ou presque n’entend parler en France. Les amateurs de musiques panoramiques, électroacoustiques, de sons concrets et nanométriques sont pourtant nombreux ! Fondé en 1998 à Chicago comme un collectif multimédia par des étudiants en école d’art (Koen Holtkamp, Brendon Anderegg et Chi Hyun Kim), Apestaartje est aussi un label, au nom imprononçable (« queue de petit singe » en néerlandais ; le mot est aujourd’hui utilisé pour désigner le symbole « arobase »), qui édite les musiques d’Anderegg, Collin Olan, Aero (le projet de Koen) et Minamo. Basé aujourd’hui à Brooklyn, le label a publié huit disques, en alternant CD 3″, albums et compilations, dont un curieux travail de déconstruction (Re: Martin Arnold, ‘Alone, Life wastes Andy Hardy’) par Fennesz, n/a, Pimmon, A Silent Partner, Akira Rabelais, Anderegg et Steve Roden, à partir de la bande-son d’un court-métrage du cinéaste expérimental viennois Martin Arnold.

Avec un titre durkheimien à souhait, Anomia, le deuxième album de Anderegg est une collection de compositions pour une pluie d’instruments filtrés par ordinateur. En dépit de la variété des sources utilisées, Anomia reste donc un disque de DSP où il est bien souvent difficile de deviner qui joue quoi. Pour planter le décor hâtivement, on pourra préciser que la musique d’Anderegg évoque tant les univers de Sogar ou Doron Sadja (pour sa densité sonore) que ceux de Christophe Charles, Terre Thaemlitz ou Marcus Schmickler (pour ses nombreux inserts de sons concrets). Les esprits chagrins feront remarquer qu’il est aujourd’hui difficile d’écouter ces musiques avec des oreilles totalement vierges (un morceau comme Thanksgiving ne pourra en effet échapper à la comparaison avec Ovalprocess ou Ovalcommers). Ce à quoi l’on pourrait aussitôt rétorquer qu’Anomia présente une individualité qui le rend forcément attachant. Commentaire attendu et pourtant ô combien nécessaire : Anomia est un disque multi-facette qui impressionne par sa charge émotionnelle et sa large palette sonore. Field recordings, aplats mélodiques, nappes de cordes et accidents sonores s’enchâssent allègrement pour dessiner des paysages abstraits aux reliefs accidentés, comme sur Historical figures, dont les collages concrets et les cut-ups vocaux peuvent rappeler les péripéties sonores des excellents Anthony Pateras et Robin Fox (Synaesthesia). A la fin de l’album, comme si tout ce qui précédait ne suffisait pas à rassasier les plus costauds, se trouve le morceau-titre, soit un pavé de sons décrivant une courbe majestueuse de plus de 8 minutes. Une infra-basse, une guitare acoustique, un accordéon sans fin, des drones de violoncelle dignes de Charles Curtis, quatre notes de rhodes, des nuées de parasites : mes oreilles (non vierges) ne se souviennent pas avoir déjà été exposées à une hybridation aussi capiteuse d’instruments et d’ordinateur.

D’hybridation, continuons à en parler. Minamo est un quatuor d’improvisation électro-acoustique composé d’hyperactifs de Tokyo. A ma gauche, Keiichi Sugimoto et Tetsuro Yasunaga. Le premier est l’increvable fondateur du label Cubic Music ; moitié de Fonica, il est également l’auteur du (magnifique) projet solo Four Color ; on le retrouve encore comme producteur et musicien sur les labels japonais 360° et Cachamai. Le second joue en solo sous le nom de Frosto et gère la nouvelle sous-division de Cubic Music : Fabric (une prometteuse compilation et un album de z_e_l_l_e sortiront cet été). A ma droite, Yuichiro Iwashita et Namiko Sasamoto (également impliquée dans Cubic Music) : ils ont rejoint le groupe après sa formation en 1999. Vous me suivez encore ? Beautiful est le troisième album de Minamo et le premier pour Apestaartje (après leur apparition sur le recueil Colours & Patterns l’hiver dernier). Fidèle à ses méthodes et aux longs formats, le groupe a rassemblé sur disque près de 60 minutes d’improvisations pour guitares, ordinateurs, claviers et saxophone. Comme le nom de l’album l’indique avec une désarmante simplicité, le résultat est (et ne pouvait être que) beau, foutrement beau. Il fallait en fait une sacrée dose de culot ou de candeur pour trouver pareil titre. Car en matière de jugement musical, le « beau » est une notion tellement inopérante (on lui préfère la notion d’harmonie) que la critique rechigne toujours à l’employer, préférant tourner autour du pot. Alors pour une fois, lâchons-nous : la musique de Minamo est d’une beauté viscérale ! En japonais, « minamo » signifie « surface d’eau », ce qui peut être un indice pour une musique aussi statique et contemplative, se déroulant tantôt sur d’immenses plateaux déserts, s’enroulant parfois comme une écharpe autour d’un motif de guitare (Conceal), puis coiffant à deux à l’heure des collines de sakura (Appear). Sur Yarn, la délicatesse avec laquelle des bulles de guitares acoustiques dérivent au-dessus d’un champ de sifflements et de grondements telluriques ferait aisément passer Sigur Rós pour un troupeau d’éléphants. Comme chez Anderegg, l’album se clôt par un petit chef-d’oeuvre en apesanteur (dix minutes au compteur), Clearing, qui ne ressemble à rien d’autre de connu, sinon à un nuage d’oiseaux pépiant sur une avalanche de drones. Immense !