Après un premier album en 2010, « No One Knows We’re Here »,  qui la révélait en Kate Bush sur orbite, la franco-britannique Alice Lewis revient avec un deuxième album dont elle a confié la production à deux mercenaires du studio: Maxime Delpierre (Limousine, Rachid Taha) et Frédéric Soulard (Poni Hoax, Vitalic). Entre épopées électro et ballades mélancoliques, « Your Dreams Are Mine » ressemble à la réunion d’un Nick Cave au féminin et d’un Kraftwerk updaté 2015, soufflant le chaud et le froid sur le dancefloor aussi bien que sur la chambre à coucher : synthétiseurs et boîtes à rythmes vintage qui soulèvent les corps et réveillent les fantômes, ou dérives aquatiques, comme des respirations élégiaques et rêveuses. Un peu Julee Cruise, un peu Nite Jewel, Alice met son sens de la mélodie pop, entraînante ou romantique, au service de paroles – parfois coécrites avec l’anglaise Ocean Viva Silver – dont l’onirisme oscille, tel un métronome, entre lumière zénithale et abîmes sans fonds. Car le pays des merveilles d’Alice prend parfois des allures de cauchemars : revenant(es) venues la hanter, avion en chute libre (« Let it fall », métaphore politique), tours perchées au milieu de déserts où le temps est suspendu (« The Drought »)… Alice est cette femme-enfant heurtée par la vie, qui surnage comme elle peut en attendant qu’un paquebot vienne la secourir au milieu de l’océan, qui fredonne dans le lit d’une rivière ou qui se rêve statue de pierre (« The Statue »), comme pour ne plus rien ressentir… Interview d’Alice Lewis, avant la « release party » de son album, ce jeudi soir au Point Ephémère, à Paris. 

Chro_ Il s’est passé cinq ans entre ce nouvel album et le précédent,  « No One Knows We’re Here », paru en 2010…

Alice Lewis : Non, en fait, il s’est passé quatre ans :  l’album est prêt depuis déja un an, mais il a mis du temps à sortir. J’ai quitté mon ancienne maison de disques parce qu’ils m’ont obligée à refaire quatre fois un single, qui n’en était pas un et que je considérais comme un mauvais morceau. Ils ont dépensé beaucoup d’argent pour rien puisqu’ils n’ont pas vraiment travaillé le projet par la suite. Quand ils m’ont obligé à réenregistré plusieurs fois la même chanson, je me suis dit que ça n’avait vraiment aucun sens, surtout, pour moi venant des Beaux-Arts, où tu fais ton truc, tu exprimes ce que tu as à dire, tu balances ton travail, et si ça ne fonctionne pas, tu fais autre chose… Là, le fait d’être confrontée à un truc hyper commercial – qui ne l’était pas en plus, je pense que c’était vraiment une erreur de leur part – m’a fait comprendre que je ne pouvais pas être intègre artistiquement si je ne reprenais pas les rênes de mon projet, et surtout si je ne me mettais pas à bosser avec des gens dont j’aime vraiment le travail. Les équipes du label ne sont plus les mêmes aujourd’hui, mais j’ai tout de même préféré m’en séparer pour réaliser un disque qui me ressemble, avec des amis, des personnes proches.

Tu as donc fait appel à Maxime Delpierre et Frédéric Soulard pour produire ton disque.

Oui, car si j’écris un nouveau morceau, les deux premières personnes qui vont l’écouter, ce seront Max et Fred. Ca me semblait donc évident de travailler avec eux. Ensuite, j’adore ce qu’ils font avec leurs groupes respectifs : Maestro, Limousine, Viva & The Diva… Et tous deux possèdent une vraie science du son, qui n’est pas la même chez l’un et chez l’autre, mais qui forme une combinaison parfaite. Avec mon premier album, j’ai appris que c’était très agréable de déléguer, d’abandonner ses chansons à un producteur, même si ça peut faire peur au début. Là, je me sentais en confiance, je n’ai eu qu’à leur dire: « Voilà les chansons, faites-en ce que vous voulez ! »

Qu’ont-ils apportés précisément ?

Ils ont ajouté à la fois leur science du son, cette façon de rendre les morceaux plus puissants, et leur goût pour le geste, pour l’intention musicale. Par exemple, la chanson « Nothing I could say » était au départ une ballade mélancolique en ternaire, et ils l’ont transformé en un morceau binaire hyper electro, très puissant, ce à quoi je ne m’attendais pas du tout. Et je trouvais ça très amusant ! J’hallucinais de voir mes morceaux se transformer comme ça. Il y a d’autres titres sur lesquels ils ne sont pratiquement pas intervenus, parce qu’ils les trouvaient très bien comme ça. Max est un des meilleurs guitaristes que je connaisse, avec un son de dingue et une grâce incroyable. C’est aussi un super producteur, qui pousse souvent les choses jusqu’à leurs limites : il sait jouer avec les contrastes, faire en sorte que tout n’aille pas dans le même sens, mais que chaque élément d’une chanson ait son propre caractère. Fred, lui, est un vrai orfèvre du son, un ciseleur, un artisan autant qu’un artiste : il joue du violon, du clavier, il peut jouer du Beethoven comme ça, l’air de rien. Il a un bagage en musique classique impressionnant qui fait qu’il peut écrire des partitions pour cordes, ou synthétiseurs, ce qui enrichit énormément les mélodies.

Je trouve que, malgré ses atours électroniques, sa puissance, c’est aussi un disque très romantique, et sentimental, qui parle d’amours impossibles, de fantômes qui viennent s’interposer dans une relation amoureuse…

Oui, certaines chansons, comme « Ignorance is bliss », parlent de relations que j’ai eues avec des hommes, qui ont été rendues difficiles – ou impossibles – parce qu’ils n’arrivaient pas à rompre avec leur passé. Il y avait toujours une autre femme qui s’interposait. C’est vrai qu’il y a beaucoup de chansons sentimentales. Mais tu parlais de romantisme, et il y a aussi un certain romantisme dans la manière d’écrire la musique : des harmonies qui sont très fin XIXème, ou début XXème, comme dans la chanson « The Statue », ou des enchaînements d’accords mineurs que Fred a trouvé. J’ai beaucoup écouté Gustav Mahler, ou « Les valses nobles et sentimentales » de Maurice Ravel par exemple, qui est un titre très ironique, parce qu’il n’assumait pas son romantisme, il voulait être moderne, et détaché de ses sentiments. Il a fini par l’assumer très tardivement, parce qu’il s’est rendu compte qu’il avait été pris à son propre piège. Je me rends compte que c’est sans doute le dernier album que je ferai de cette manière, que je sors de cette influence du romantisme sur ma musique.

Dans un autre registre, j’ai parfois pensé aux premières compositions de Martin Gore pour Depeche Mode…

Oui, beaucoup de gens me disent ça, surtout quand les chansons sont jouées exclusivement au clavier et à la voix. Mais ce n’est pas fait exprès, on a juste cette manière de composer en commun. J’ai remarqué que les compositeurs se servent souvent d’accords hyper compliqués au départ pour aller vers de plus en plus de simplicité, pour faire des choses toutes aussi belles, mais moins torturées en fin  de compte. C’est une simplicité à laquelle j’aspire.

C’est un disque assez sombre, cependant. Il y a beaucoup de douleur, dans ton chant notamment.

Oui, Maxime a vraiment sa façon de diriger les chanteurs : il essaie de leur faire sortir quelque chose qui n’est pas forcément beau, mais qui est plutôt juste. Je ressentais le besoin de me détacher de la technique vocale, qui me semblait un peu lourde, comme si l’on pouvait être trop propre et qu’il fallait chercher quelque chose de plus authentique – sans dire que je manquais moi-même d’authenticité. Les prises de voix ont donc été faites de manière assez abruptes, mais dans le bon sens du terme : il m’a fait sortir des trucs que je n’aurais pas forcément pu faire seule. Il a aussi gardé certaines voix de mes démos, parce qu’il les trouvait plus justes, comme sur « The Drought » par exemple. Quand on fait une démo, on est dans un moment de nécessité pure par rapport au morceau, et dans une vérité de l’instant qui est difficile à reproduire.

Les paroles de « The Drought » sont assez énigmatiques : « Up in the tower / staring at the hours/ Arms moving backwards in time »

C’est une chanson sur le vide, mais ça peut aussi être perçu comme une chanson politique, si on veut l’envisager comme tel. Mais c’est surtout une chanson mentale, en suspension. C’est assez étrange quand j’y pense, en fait ! (rires) C’est grâce à Alexandre Chatelard que j’ai réussi à la finir. A un moment donné, on se faisait écouter nos morceaux et il me faisait toujours de très bons retours : il m’avait conseillé de retravailler les refrains. Je les ai donc réécrits, et ça m’a beaucoup aidée. C’est une chanson sur la peur de l’immobilité sûrement (rires), sur la page blanche…

L’album semble lui-même un peu séparé en deux, avec une première partie très rythmée, dansante, et une deuxième face plus lente, plus onirique aussi, avec ces interludes instrumentaux au début et à la fin, comme des ponctuations.

L’interlude de fin est une reprise des cordes de « Where do we go now », la première chanson de l’album. Et je trouve ça intéressant parce que, d’une part, ça crée une sorte de thème récurrent, et on reste ainsi dans la thématique de la séparation, de lien brisé. La partie de cordes de Fred est très belle, elle tient toute seule. On peut l’écouter en voiture sur l’autoroute, ça marche très bien. C’est l’esprit de Limousine, le groupe qu’ont Max et Fred en commun, qui flotte sur cette chanson. C’est mon groupe préféré, ma musique préférée, mes amis préférés !

Dans « Let it fall», tu parles d’un avion en train de chuter, et tu chantes « Leaving far behind / a dirty trail we didn’t have to breathe ». C’est une chanson écolo ?

Non, c’est surtout un constat sur l’économie. Ce sont les pays du Sud, l’Afrique, les pays en voie de développement, ou sous-développés, qui subissent les conséquences du capitalisme et de l’industrialisation à outrance. Ce fonctionnement du monde est lié à une vision essentiellement occidentale du monde, qui est allé au bout de sa vision du progrès et du capitalisme. « Let it fall », c’est une façon de dire qu’on va droit dans le mur, mais d’une façon un peu ridicule. Je trouve ça un peu prétentieux de faire des chansons politiques, c’est toujours très casse-gueule, mais là, ce capitaine qui fait du karaoké pendant que l’avion tombe à pic, c’est une vision un peu fataliste oui : « De toutes façons, on est foutu. ». Ce n’est pas ce que je pense personnellement, la chanson s’inscrit dans une trame narrative, mais ça pourrait parler d’autre chose.

C’est effectivement littéralement casse-gueule, mais on peut aussi revendiquer le droit de faire des chansons qui soient pop et politique, non ?

Oui, bien sûr. Une autre chanson de l’album, « Haunted Reveries » parle d’une guerre très précise, et comment la mémoire fonctionne autour de ces événements tragiques, comment l’humanité est capable d’oublier les pires choses qu’elle a faites. C’est une chanson que j’ai écrite après avoir vu « Oncle Boonmee » d’Apichatpong Weerasethakul, qui m’a énormément marqué. Ca parle précisément de la Thaïlande, des souvenirs de la guerre autant que des fantômes.

« The Statue », avec cette femme changée en statue, me fait penser à une sorte d’inversion de la « Venus d’Île » de Mérimée.

Ah non, je ne connais pas ce texte ! « The Statue » raconte l’histoire d’une femme qui préférerait se transformer en statue, pour ne plus rien ressentir. Elle chante : « Sure, an absent heart cannot break apart ». « Un cœur absent ne peut se briser ». Elle m’a plutôt été inspirée par une chanson de Caetano Veloso, « Michelangelo Antonioni », en italien : « Una lettera scritta sopra un viso / Di pietra e vapore / Amore / Inutile finestra.». « Une lettre écrite sur une vision de pierre et de vapeur » : on ne sait pas si ça parle de Pompéi, d’une statue antique, c’est très mystérieux, abstrait, sublime…

Tu dis « elles » plutôt que « je » à propos de tes chansons, comme s’il s’agissait de personnages. Or on associe souvent les personnages des chansons à ceux qui les chantent.

Oui, ce sont toujours des personnages de fiction. Moins sur ce disque que sur le premier, peut-être. Après, les gens font ce qu’ils veulent des chansons, ce n’est pas grave ! J’adore au contraire l’idée qu’elles puissent m’échapper ! 

Alice Lewis – Your dreams are mine (Kwaidan Records)

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