Il aura fallu deux ans à Wolfgang Borchert pour composer une oeuvre à faire pâlir n’importe quel auteur : une centaine de récits et de poèmes, des articles et, bien sûr, une pièce, Devant la porte, qui a fait de cet inconnu de 25 ans l’un des écrivains les plus connus de l’Allemagne d’après-guerre. La veille de la première, ce touche-à-tout décède, emporté par une suite de blessures endurées à la guerre et lors de son emprisonnement pour désertion. Un sacré parcours, donc, dont les douze récits (parfois inédits en français) ici proposés révèlent la part la plus sombre, celle qui s’est construite sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale. A 21 ans, Borchert était sur le front russe. Il s’en est tiré de justesse, avec un doigt en moins. Et a continué malgré tout d’écrire. Dans le court récit intitulé L’Ecrivain, il indique que c’est une nécessité, qu’un écrivain n’a pas le choix et qu’il doit graver des mots avec un manche à cuiller s’il n’a pas de stylo. « Si, dans sa détresse, il ne le fait pas, c’est qu’il n’est pas un véritable écrivain. On devrait l’expédier chez les éboueurs ». Voilà qui a le mérite d’être clair. Borchert est un dur, un vrai. Un boxeur de la vie qui n’a pas hésité, après avoir déjà vécu les interrogatoires musclés de la Gestapo et un procès qui a failli lui valoir la corde, à multiplier en tant qu’acteur les apparitions prenant Goebbels pour principal sujet de satire. On retrouve ce culot et cette veine satirique dans la vision qu’il a des soldats, ces êtres « faits de bois, de terre et de faim. De tempête de neige, de mal du pays et de poils de barbe ». Planqués dans un trou, leur devoir, leur « jeu » n’est pas compliqué : ils « bousillent des têtes » à la mitrailleuse. Bref, un peu comme dans « un jeu de quilles », la comparaison offrant un titre à l’un des courts récits réunis dans ce recueil. On peinerait à les qualifier de « nouvelles », tellement leur structure est inhabituelle. Elle tient de la saynète, et l’approche théâtrale des corps et des décors prime souvent sur un parti pris stricto sensu littéraire.

Lapidaires, nerveuses, ciselées à souhait, les phrases de Borchert vont droit au but dans être pour autant sèches à en friper les pages. Bien au contraire, en se chargeant de traits expressionnistes, elles impressionnent toujours, un demi-siècle plus tard, par leur vélocité. Tel un plasticien, Borchert procède par cumul de taches et de couleurs, la tache pouvant être un village meurtri, le mauve une ville où les femmes balayent les rues en attendant leurs hommes partis au front et le bleu une ombre imbibée d’amour et de sens féminin. Quant à l’inspiration, un élément essentiel pour l’acteur, elle est perçue sous l’angle du dérèglement : toux chronique, oppression respiratoire, soufflerie humaine comprimée par une enclume, une pesanteur qui n’est esquissée que d’un trait, en laissant ainsi le lecteur broder comme il l’entend sa toile. Résultat : 70 pages bien compactes, traduites par Jean-Pierre Vallotton. Du beau boulot d’éditeur.