En avril 1919, les Nabokov, que les voyages n’effraient guère, quittent définitivement une Russie mise en coupe réglée par les bolcheviques pour se réfugier à Londres, d’où l’on enverra le fils aîné étudier les littératures russe et française au Trinity College de Cambridge. On se retrouve finalement à Berlin, au début des années 20, où vit déjà une importante population en exil et où Nabokov père dirige, avec Hessen, le journal émigré Roul (il sera assassiné quelques mois après son arrivée en Allemagne par des fascistes russes). C’est entre autres dans cette feuille que le jeune Vladimir fera paraître ses premiers textes -critiques, poèmes, traductions et, enfin, de nombreuses nouvelles dont certaines recueillies dans cette Beauté russe. « Je suis un écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre où j’ai étudié la littérature française avant de passer 15 ans en Allemagne », conclura-t-il plus tard de ce curieux itinéraire ; c’est au cours de cette longue période allemande qu’ont quoi qu’il en soit été écrits les treize textes de ce volume, textes que lui-même donnait parfois volontiers pour modestes (« Krasavista est une miniature de peu de conséquence avec une conclusion inattendue ») mais où l’on retrouve un auteur déjà bien affirmé. Si les plus anciennes remontent à 1927 (Une Affaire d’honneur, transposition dans le Berlin de l’immigration d’une « variation tardive du thème romantique » exploré par Tchekhov dans son Combat singulier) ou 1929 (L’Elfe-patate), c’est au cours des années 33 à 39 que la plupart ont été imaginées, soit après ses premiers grands romans (La Défense Loujine, Chambre obscure).

C’est donc au cœur de sa « période russe » que l’on plongera avec ces nouvelles d’une acide cruauté et d’un irrésistible humour, où percent à chaque page le goût de l’étrange et le refus du réalisme du créateur de Humbert. Il nous attire dans un univers de cabarets russes et de jeunes émigrées au teint pâle nommées Olga ou Véra, de ruelles obscures et fêtes au champagne, truffant ses histoires comme sa langue de guet-apens et donnant de l’Allemagne des années vingt et trente un tableau vague et lointain, presque exclusivement peuplé d’exilés et de sinistres intrigants. On savourera avec un plaisir tout particulier Lèvres contre lèvres, ironique et méchante histoire d’Ilya Borisovich et de ses démêlés avec la revue littéraire Arion (refusée en 1931, la nouvelle ne fut publiée qu’en 1956, « époque à laquelle quiconque aurait pu se reconnaître dans cette histoire avait heureusement disparu »). C’est en définitive avec ces innombrables nouvelles, publiées dans le Roul berlinois ou les Sovremennyya Zapiski et autres Psoledniya Novosti à Paris que Nabokov gagna sa réputation de génie exilé de la littérature russe, cultivant talentueusement l’héritage de sa trinité personnelle – Gogol, Tolstoï, Pouchkine ; et l’on ne peut que souhaiter que soient bientôt repris en poche les trois volumes suivant cette Beauté russe, traduits chez Julliard voici une vingtaine d’années.