Fresque démesurée (570 pages au bas mot), roman fleuve dans lequel se joue toute la comédie humaine de la Russie d’aujourd’hui, satire comique et absurde d’un pays envers lequel le XXe siècle (le roman a été publié en 1998 en Russie) n’aura pas été tendre : Underground ou un héros de notre temps est, bien à tort, l’un des grands livres oubliés lors du grand cirque de la rentrée. Récipiendaire du très enviable Booker Prize pour la littérature russe en 1993 avec Une Table avec tapis et carafe au milieu (traduit chez le même éditeur un an plus tard), Vladimir Makanine, 65 ans aujourd’hui, n’est sans doute pas connu à l’ouest à la mesure de ce que peut être sa notoriété en Russie, où il est considéré comme l’un des romanciers vivants les plus incontournables ; Underground renoue avec l’univers pathétique que l’on avait pu découvrir dans Le Précurseur (Actes Sud ; trois autres textes sont traduits chez Alinéa) et avec la figure dostoïevskienne d’un héros marginal autour duquel s’agite une galaxie de personnages sans importance, gens sans le sou, loubards en tous genres et malades plus ou moins atteints.

Pétrovitch, la cinquantaine, est un « under » (pour « underground », bien sûr) : écrivain, il n’a jamais pu faire paraître la moindre virgule sous le régime soviétique et, pour ne rien arranger, n’a pas été capable d’en réécrire une depuis la pulvérisation du système. Il vivote dans une gigantesque cité d’anciens appartements ouvriers en cours de privatisation, moyen terme entre la ruche-dortoir et la tour de Babel dont il arpente sans fin les interminables couloirs, offrant aux uns et autres de surveiller les habitations lorsque les locataires sont absents. A le suivre dans le dédale de cet énorme bâtiment aux multiples ailes décrépites, on peut difficilement ne pas y voir une allégorie où se mêleraient la folle utopie soviétique et la lamentable décrépitude de la Fédération Russe ; folie et décrépitude qui caractérisent aussi son frère cadet, Vénia, ex-peintre de talent que le pouvoir stalinien a psychologiquement démoli et qui croupit depuis, à moitié dingue, dans un asile psychiatrique.

Makanine prend son temps, laisse sa phrase courir, déraper, gonfler. Underground est un livre proliférant, qui ne semble manifestement pas conçu pour devoir s’arrêter un jour. L’incroyable atmosphère dans laquelle parvient à plonger l’auteur tient tout à la fois du tableau baroque, de la farce lubrique et pathétique (les personnages s’enquillent leur content d’alcool sans jamais en tirer de vraie joie, baisent comme ils joueraient aux cartes, aiment avec froideur, vivent dans un monde mental clos et sans espoir), de la fable triste malgré ses couleurs délirantes, si désabusée qu’il ne lui reste plus même l’envie d’être cynique. Sa composition foutraque, si elle peut rebuter par moments, se révèle finalement à l’unisson du destin calamiteux de Pétrovitch, clochard perdu, artiste manqué, noble génie en haillons, qui finira par rejoindre son frère Vénia chez les timbrés en attendant que la fortune lui sourie à nouveau. La littérature l’habite cependant toujours, et lui donne l’occasion de proférer quelques opinions bien senties. Difficile d’en dire plus : il faut plonger la tête la première dans cette somme qui pourrait très bien rester comme l’un des chefs-d’oeuvre de ces dernières années, fenêtre grande ouverte sur l’histoire et l’imaginaire déréglé de la Russie, exploration inépuisable d’une âme que ces centaines de pages rendent attachante comme rarement.