« Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes », clame le sous-titre de cette épaisse comédie satirique des bas-fonds d’une humanité poisseuse ; le temps venu surtout de relire ce chef-d’œuvre excessif sous tous rapports, peinture au rouleau de la bêtise et de la mesquinerie du petit peuple d’une planète boueuse en général et de l’Amérique en particulier, dont Tristan Egolf rend ici une étude sociologique aux conclusions aussi hilarantes que consternées. Cadre général de cette grande saga rurale des temps modernes : la petite ville de Baker, sa zone industrielle et ses quartiers résidentiels, inépuisable nid d’abrutis provinciaux ravagés par l’alcool, les préjugés et l’inévitable crétinisme congénital qu’impliquent plusieurs générations d’unions incestueuses. Une bourgade sinistre du Midwest où va se croiser et s’affronter dans un délire de violence imbécile une meute effrayante de rustauds sous-développés, de grenouilles de bénitier cupides et bornées, de patrons libéraux esclavagistes et sanguinaires, de petits propriétaires bourgeois haineux armés jusqu’aux dents, tous représentatifs de cette pathétique société états-unienne dont l’auteur, dans un style époustouflant, raconte implacablement la vertigineuse bêtise. On traversera cette critique irrésistible des dessous de l’impérialisme en compagnie d’un héros christique sur lequel vont rapidement se cristalliser les rancœurs haineuses de toute la communauté : John Kaltenbrunner, le vilain petit canard enfant du pays, cancre surdoué et héros malgré lui de cette longue comédie de mœurs, que l’on découvre à sa naissance et qu’on ne quittera qu’à sa mort, quelques trop courtes décennies plus tard. Génie en herbe, il parvient à mettre sur pied, à l’âge de onze ans, une très rentable exploitation agricole que la connerie populaire et l’arrogance jalouse d’une bande de religieuses fondamentalistes vont faire couler dans une douloureuse apocalypse. Humilié, jeté en pâture à la vindicte générale et inéluctablement banni, John s’acharnera à retrouver sa place au sein de la communauté pour mieux la faire exploser de l’intérieur.

Concrètement, on assiste au fil des chapitres à une série d’événements spectaculaires (inondations, rixes de bistrot, incendies criminels, tornade, émeute) que dominent quelques moments d’anthologie, à commencer par le récit captivant de la grève des éboueurs (les « torche-collines »), fomentée par John, qui va transformer la petite ville, d’un point de vue tant visuel qu’olfactif, en annexe de l’enfer. La vengeance du juste aura commencé. Du racisme et de l’intolérance ordinaires, de la vanité et de la sottise insondables des membres de cette détestable communauté, Tristan Egolf, dont c’est le premier roman, fait un tableau dévastateur et déchaîné, nourri d’un style exceptionnel (phrases truculentes, images irrésistibles, rythme impressionnant, virtuosité incontestable) et d’une imagination sans limites, qui ne recule devant aucune surenchère, verbale ou descriptive. C’est à la fois désopilant et révoltant. Derrière le déluge littéraire, « tentative de mêler archives publiques, folklore local et épopées de basse-cour en une récapitulation chronologique, basée sur des faits et d’une lecture agréable » se profile la critique sociale la plus percutante qu’on ait lu depuis longtemps sur l’hypocrisie américaine et son fiasco démocratique. Six cents pages qui laissent légèrement sonné.