Si l’après 11-Septembre et ses conséquences ont beaucoup inspiré le cercle des jeunes auteurs américains, rares sont ceux qui se sont risqués à décrire l’atmosphère spéculative, le sentiment de superpuissance et l’indifférence pour le reste du monde qui prévalaient à la veille des attentats. Pour rester politiquement correct, Teddy Wayne s’est imprégné des meilleurs contempteurs de leur temps, les auteurs des Lumières, et de leur arme suprême, l’ironie.

Le héros de son premier roman, Kapitoil, est une sorte d’hybride d’Uzbek et de Candide, version geek : Karim Issoui, un crack de l’informatique originaire du Qatar embauché par une grande société de Wall Street pour préparer le bug de l’an 2000. Un geek arabe paumé dans les rues de Manhattan qui se pose régulièrement cette question : comment peut-on être Américain ? Dès son arrivée, Karim est plongé dans un nouveau monde où il ne comprend absolument rien : rien aux expressions new-yorkaises (« sauter sur l’occase », « mec en chaleur »), rien aux relations hommes-femmes, rien aux us et coutumes des Américains (draguer en boîte, les enfants gâtés de son patron). Sa seule emprise sur le monde, c’est le langage informatique, qui va lui permettre de consigner consciencieusement le vocabulaire de ses collègues et ses sentiments naissants pour sa voisine de bureau dans son journal intime. Mais aussi de développer à une vitesse vertigineuse le programme « Kapitoil », un logiciel génial salué par sa hiérarchie pour sa capacité à anticiper les fluctuations du prix du baril de pétrole en fonction des occurrences du mot « terrorisme » dans l’actualité…

Mais son rêve américain se termine ici. Kapitoil n’est pas une success story d’immigrés aux Etats-Unis au XXIe siècle : c’est un roman sur l’incompréhension de deux mondes. Un livre sur l’échec du langage informatique et de la science, pensés pour faire du lien entre les hommes mais qui, pour reprendre Einstein, utilisés sans conscience, ne sont que « ruine de l’âme ». Alors que Karim voudrait employer son programme pour prévoir les pandémies ou les famines, son boss, ultra cynique, veut en conserver la propriété et la détourner en arme fatale pour contrôler les bourses de New York à Tokyo. Harcelé par son père qui le met en garde contre sa vie de débauche, mis à l’écart par son patron qui se moque de ses intentions humanistes, Karim, de moins en moins candide, commence à douter du bienfondé de sa mission…

Si on peut regretter l’absence d’un regard critique sur l’économie arabe, qui a montré ses limites dans l’effondrement de Dubaï, Kapitoil n’en reste pas moins une comédie pleine d’humour sur le fossé culturel qui oppose les États-Unis au monde arabe, l’Islam à une société libérée, un roman d’apprentissage intelligent qui pointe les limites de la mondialisation. Loin d’être des citoyens du monde, Américains et Arabes semblent ici condamnés à être des aliens les uns pour les autres.