Certaines ellipses littéraires méritent explication, d’autres non. On ne sait pas ce qui a poussé Jean-Jacques Rousseau à taire tout ce qui se rapportait de près ou de loin à son frère, François, et on est évidemment tenté d’y voir le résultat de l’excessive rigueur intellectuelle de l’auteur des Rêveries et des Confessions. Stéphane Audeguy, très remarqué en septembre 2005 pour son premier roman, La Théorie des nuages, s’empare du vide laissé par Jean-Jacques et nous présente François en vieillard à l’article de la mort, qui s’adresse à son frère au travers de ses mémoires. De l’apprentissage en horlogerie à Genève aux maisons de passe qui font la renommée de la capitale française, il va traverser le XVIIIe siècle sans en perdre une miette. Vaucanson, Damiens mais surtout Sade et de Launay, son geôlier : François Rousseau croise sous la plume d’Audeguy tout ce que le siècle des Lumières comporte de célébrités. Arrivé à Paris, il sert de factotum dans un bordel de luxe puis intègre certains cercles érudits, pas ceux des Philosophes mais d’autres, plus secrets, où se réunissent ceux que l’on nomme « libertins », savants autoproclamés qui se piquent de Lucrèce et de lectures licencieuses. On le retrouve embastillé en 1762 avant d’être libéré quelques trente sept ans plus tard, un 14 juillet, non sans avoir soustrait le manuscrit des 120 Journées à la vigilance des gardiens pour le faire imprimer plus tard sous le manteau. Il s’associe alors à la directrice d’une autre maison close, versée dans le décorum oriental déjà en vogue, et vit la Terreur de l’intérieur, luttant avec les premières suffragettes, inquiètes de voir le terme « citoyen » ne pas se décliner au féminin.

Sorte d’infatigable fil rouge de ce siècle contrasté, le frère Rousseau ressemble à un guide de son époque plus qu’à un vrai personnage romanesque. L’ouvrage est copieusement documenté et fourmille de petites allusions destinées au lecteur d’aujourd’hui, instruit des tristes réalités de l’Histoire, ce qui n’est pas sans conférer une certaine lourdeur à l’ensemble, le rendant parfois indigeste malgré sa relative minceur et la légèreté de son ton -l’auteur fait montre d’une excellente maîtrise du style de l’époque, alliant préciosité et pédanterie avec un art que ne saurait renier aucun dix-huitiémiste digne de ce nom, de Delon à Sollers. Fils unique est un exercice de style divertissant et sans grande profondeur dont l’originalité tient dans l’idée de départ, préservée jusqu’au terme du livre. Parler de Rousseau et des aberrations intellectuelles que ses écrits ont pu produire par l’intermédiaire d’un frère qu’il avait lui-même banni de sa pensée (allant jusqu’à le déclarer mort devant notaire), voilà qui est suffisamment saugrenu pour être apprécié. Le texte se présente comme une réponse, ou un miroir déformant, aux oeuvres de Jean-Jacques, cherchant à préciser ou rectifier ce que l’auteur du Contrat social a pu révéler de son époque ou de lui-même. Evidemment, cet apocryphe de François se révèle nettement plus plaisant à lire que Les Confessions. A choisir…