Pas facile de s’attaquer à une institution comme Stefan Zweig. L’écrivain viennois, ami et admiré de Freud, Gorki et Romain Rolland, a connu un succès immédiat et immense : il publie son premier recueil de poèmes à vingt ans ; ses nouvelles comme ses biographies sont d’emblée applaudies par le public et par la critique, rééditées et traduites en une dizaine de langues. A la fin des années 30, Zweig est l’auteur de langue allemande le plus connu dans le monde. S’il subit une relative désaffection dans les années 70, face à des formes de littérature plus novatrices, ou plus « engagées », il retrouve peu après son statut de grand écrivain du XXe siècle. Est-ce pourtant vraiment un écrivain du siècle qui vient de s’achever ? Zweig n’est pas un moderniste, ni un subversif, loin s’en faut. Et, même si on a fini par admettre que modernisme et subversion ne sont pas des valeurs, il y a quelque chose de décidément désuet dans son œuvre.

Vingt-quatre heures de la vie d’une femme est l’une des nouvelles les plus réussies et les plus représentatives de l’abondante production de l’auteur. Celui que Romain Rolland qualifiait de « chasseur d’âmes » se livre ici à son goût pour l’enquête de type psychanalytique. Le récit se fait, comme souvent chez lui, sur le mode d’une confession, d’une longue confidence qui se transforme en véritable libération. Dans une petite pension de la Riviera, un scandale éclate : une mère de famille vient d’abandonner mari et enfants pour partir avec un jeune homme arrivé la veille à l’hôtel. L’événement suscite de vifs débats au sein de la petite communauté conservatrice que constituent les pensionnaires. Le narrateur, par provocation, est le seul à prendre parti pour la femme indigne. Sa position ouverte et compréhensive attire à lui Mrs C., vieille dame anglaise, qui se laisse aller à l’aveu d’un épisode de sa vie, souvenir obsédant tenu secret jusqu’alors.

Zweig s’est particulièrement intéressé aux moments de révélation, aux rencontres décisives -voire fatales- dans le cours d’une existence. Dans la Lettre d’une inconnue, la rencontre deux ou trois fois seulement d’un écrivain avait hanté la jeune héroïne jusqu’à sa mort ; ici, c’est la très brève aventure de notre veuve anglaise avec un jeune homme au bord du suicide qui modifiera complètement son regard sur les choses. La honte jamais surmontée de la vieille femme nous ramène à un autre thème cher à l’auteur, celui du déchirement des êtres entre leurs passions et les valeurs imposées par la société bourgeoise et sa morale hypocrite qui réprime toute forme d’égarement sentimental.

Les héros de Zweig ne sont ni des cyniques ni des puissants, ce sont des êtres entiers, passionnés, victimes tragiques. On baigne toujours dans l’affect et dans la souffrance, sans jamais non plus sombrer dans le mauvais goût ni l’écœurement : Zweig sait heureusement doser le pathos et les effets dramatiques tout en gardant une sobriété et une pudeur salvatrices. On regrette toutefois que tout soit formulé, explicite, ne laissant pas la moindre place à la créativité du lecteur, et aussi que le superlatif ne se fasse pas plus rare. La description par Mrs C. de sa première vision du jeune homme en aurait presque quelque chose d’assommant, surtout pour qui a du mal à croire à ces coups de foudre ravageurs : « jamais je n’avais vu un tel visage » avoue-t-elle, « non, jamais, jamais encore je n’avais vu des mains ayant une expression si extraordinairement parlante » s’emballe-t-elle quelques lignes plus bas, « jamais, il faut que je le répète encore, je n’avais vu un visage si exalté et si fascinant » radote-t-elle, « jamais (il faut sans cesse que je le répète), je n’avais vu un visage d’où la passion jaillissait tellement à découvert » nous lasse-t-elle, etc. On pourrait se croire lisant Thomas Bernhard, mais nous en sommes loin, il s’agit là d’un pur emportement lyrique, de ce lyrisme qui rythme toute la nouvelle. L’absence totale d’ironie et d’autodérision est une autre faiblesse qu’on pardonne moins bien aujourd’hui. Les personnages sont au premier degré dans leur drame. Nous lecteurs, pas toujours. N’exagérons pas toutefois. Les nouvelles de Zweig ressemblent aux Romances sans paroles de Mendelssohn : ce sont des petits bijoux, élaborés dans le respect des lois de l’harmonie, avec un grand sens de la mélodie. Ce sont de courtes pièces parfaitement construites, et indéniablement belles, trop peut-être.