Vendu à deux millions d’exemplaires à sa sortie en 1955, L’homme au complet gris fait partie des romans symboliques d’une époque, qu’on cite dans les manuels d’histoire ou de sociologie. Adapté en film un an plus tard, avec Gregory Peck dans le rôle principal, il raconte l’histoire d’un cadre new-yorkais de 33 ans, Tom Rath, vétéran de la Deuxième guerre qui a traumatisé sa jeunesse. A l’instar de millions d’Américains, il vivote dans un emploi modeste, tout en rêvant de fortune. « La fièvre du dollar, se dit-il, voilà ce que j’ai, la fièvre du dollar ». Pourquoi ne réussirait-il pas ? Poussé par l’ambition, il pose sa candidature dans la société de Ralph Hopkins, magnat des médias, qui lui propose de diriger un comité pour la santé mentale. Pendant ce temps, sa femme Betsy l’encourage à déménager dans une maison plus grande, et à inscrire leurs enfants dans une meilleure école… En s’inspirant de son expérience de soldat et d’employé à l’U.S. National Citizen Commission for Public Schools, Sloan Wilson, 35 ans à l’époque, décrit magistralement l’état d’esprit des « hommes en complet gris », ces cadres urbains d’après-guerre, obsédés par la réussite et les signes de richesse mais soucieux aussi de leur vie familiale et de leur indépendance d’esprit. Tiraillés entre ces aspirations contradictoires, ils incarnent au fond, dès les années 1950, une forme de crise morale qui s’étendra ensuite au monde occidental durant les Trente glorieuses.

L’homme au complet gris offre aussi un passionnant tableau des transformations du capitalisme d’après-guerre, avec ces entreprises impersonnelles et bureaucratiques que décriront des sociologues comme Paul Goodman ou Charles W. Mills. On pense aussi aux personnages d’employés lambda qu’aimait inventer l’écrivain John Cheever, même si Sloan Wilson n’a pas le ton caustique ni le fatalisme de ce dernier. Généreux, sincère et mélancolique, son Tom Rath garde quelque chose de l’Américain du siècle précédent, avec l’esprit conquérant et solidaire des self-made-men. Hélas, le temps des réussites individuelles est terminé ; le système n’offre aux gens comme lui que des carrières plates et monotones, dans des bureaux aseptisés où tout se ressemble. « J’ai trente-trois ans, songe Tom. Je suis probablement à mi-chemin de ma vie. Qu’est-ce que je vais faire pendant l’autre moitié : prendre le train de banlieue, lire des rapports annuels, écrire d’interminable lettres, et m’enorgueillir de travailler tous les week-ends ? » Dans sa préface à la réédition du livre, en 2002, Jonathan Franzen insiste sur les qualités romanesques de l’Homme au complet gris : Wilson écrit vite, simplement, sans effets, avec un vrai talent pour incarner décors et personnages. Peut-être aurait-il été judicieux de revoir un peu la vieille traduction de Jean Rosenthal, écrite en 1956 pour Robert Laffont. Mais ne manquez pas la réédition de cet excellent livre devenu introuvable, principal succès de Sloan Wilson, mort en 2003.