Sherman Alexie a grandi dans une réserve indienne de l’Etat de Washington au milieu des Spokane, descendants du peuple du saumon. Ses parents l’ont poussé vers l’extérieur : Alexie a terminé ses études et quitté la réserve, s’éloignant de la misère qui mine aujourd’hui les tribus indiennes parquées dans leurs territoires. Il s’est installé à Seattle, ville des pluies qui porte le nom d’un chef de tribu mort il y a bien longtemps dans les brumes de l’alcool et honoré post mortem. Quand il parle de cette ville qu’il aime tant, il raconte son bourdonnement continu, dont il serait aujourd’hui incapable de se passer ; il refuse de n’avoir plus à écouter que le silence, comme au temps de sa jeunesse, quand chaque bruit de voiture était immédiatement identifiable, presque systématiquement porteur de mauvaises nouvelles. Lui, c’est au milieu de la foule qu’il trouve sa place. Il se sait extraordinairement (presque miraculeusement) privilégié ; chaque jour, il croise par dizaine des indiens sans abri. Ceux-là mêmes qu’il a décidé de raconter dans ces nouvelles. Sa plume tantôt cruelle, tantôt tendre, toujours ironique et mordante, dépeint ces âmes perdues à la recherche d’elles-mêmes ou de leur passé, en marge même quand tout tendrait à prouver le contraire. Ses indiens sont d’abord des hommes qui mènent leurs vies tant bien que mal, loin des caricatures à quoi on les résume souvent tout en voulant dans le même temps se donner une absolution à peu de frais : après tout, si on les entend peu… C’est peut-être simplement parce qu’ils n’ont pas de voix.
Cette voix, Alexie la possède, qui détruit sans pitié le mythe du bon indien et de sa mère nature. Les indiens sont des hommes comme les autres : ils peuvent être travailleurs acharnés aussi bien qu’alcooliques ou mauvais poètes, ils peuvent abandonner une carrière prometteuse de basketteur professionnel pour des raisons irrecevables, ils peuvent se tromper, s’écrouler, mentir et tricher. Ils peuvent tenter d’être des gens ordinaires, de s’intégrer dans des villes hostiles au milieu de voisins méfiants ; ils peuvent pleurer sur les traditions disparues tout en bénissant le temps présent et attendre sur un quai, les yeux dans le vague, un bateau qui les ne les conduira jamais ailleurs. Avec une plume féroce et inquisitrice, Alexie croque les contradictions d’individus singuliers, les tribulations d’indiens livrés à la grande ville, les malheurs, désespoirs et bonheurs en tous genres. Ses nouvelles sont celles du réel, passant sans transition du 11-Septembre à des mythes enfouis en chaque lecteur potentiel. Sans jamais obéir au politiquement correct, il pointe du doigt ce qui fait des Native Americans non pas ceux qu’on aime à imaginer répondant aux cris d’angoisse d’une bonne conscience tourmentée, mais des hommes comme les autres, quoique laissés davantage que les autres en marge du monde. L’ironie glacée d’Alexie lui fait découper au scalpel les moeurs de ses contemporains. Aucune concession n’est faite pour soigner nos susceptibilités ; et si tout le monde en prend pour son grade, c’est pour cette bonne et simple raison qu’un indien qui ne se moque pas de vous se fout de vous. C’est seulement quand il se moque qu’il vous adopte.