Prenons l’ambition de l’ex-théoricien n° 2 du surréalisme (« Mon but suprême est de démontrer que tous les romans du monde appartiennent à l’un des genres que j’évoque ci-après) pour la plaisanterie -ce qu’elle est sans doute- et entrons dans le premier self-service romanesque de l’histoire : Sarane Alexandrian, aussi scandalisé par la pauvreté des sujets imaginés par les romanciers d’aujourd’hui que par leur totale ignorance des « genres nouveaux qu’ils doivent exploiter dans leurs récits », sans parler de celle des critiques, met son costume de professeur et montre l’exemple en imaginant 60 sujets, résumés en quelques pages, prêt à relever le défi de tirer de chacun d’eux un roman complet. Sentimental, romantique, uchronique, naturaliste, fantastique, régionaliste, à thèse, politique, satirique, il touche à tous les genres en n’oubliant pas de réaliser lui-même la critique de ses embryons littéraires avec toute l’objectivité qu’on imagine.

Réduits à leur trame la plus fondamentale, ces sujets ont la vertu des best-of : à passer de centaines de pages à quelques paragraphes, l’intrigue gagne forcément en intensité, d’autant qu’Alexandrian, revenu depuis longtemps des principes défendus avec Breton, fait montre d’une imagination foisonnante. Dans la lignée des réalisations ludiques de Queneau et Pérec (et même un peu mieux à l’en croire, mais il exagère), il enchaîne les miniatures et leur auto-commentaire avec aplomb et érudition, proposant des romans qu’on aurait vraiment envie de lire aussi bien que d’autres résolument chiants, sans visiblement en avoir lui-même conscience. L’un des aspects récréatifs de ces Soixante sujets de romans… consiste d’ailleurs à faire correspondre à chacun l’écrivain qui lui ressemble : si le choix semble ouvert pour les romans érotique et structuraliste, Delerm est tout désigné pour « Les carnets d’un paysagiste » (roman descriptif) et Pierre-Jean Rémy ou tel autre notable endimanché pour « Un esprit éclairé » (roman d’apprentissage), deux sujets de roman pénible parmi d’autres.

De bonnes idées, toujours traitées avec une piquante apparence de solennité universitaire, font heureusement contrepoids à ces concentrés de massacre auxquels la rédaction de Lire s’empresserait sûrement d’attribuer trois plumes : l’invraisemblable destinée de Pierrette Leblanc (héroïne de « La perversité innocente », roman pornographique), actrice de X qui se lance dans la politique sous étiquette écolo, fait partie de ces quelques livres dont on regrette de n’avoir ici que l’ébauche. Le catalogue s’achève sur un antiroman où l’auteur n’oublie pas de se mettre en scène sous les traits d’Honoré Maubrin, « romancier non-conformiste tellement écoeuré par la littérature actuelle qu’il décide d’écrire un roman illisible pour se moquer à la fois des critiques qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, du public moutonnier qui se laisse docilement conduire vers l’ennui, et de lui-même qui s’obstine à se vouloir un écrivain ayant le culte de l’originalité. » Un brin narcissique et sans doute pas aussi polémique que promis, ce cahier de brouillons romanesques inégal n’en crache pas moins dans la soupe du roman contemporain, qu’on a nous aussi parfois du mal à avaler. Ca n’a l’air de rien, mais c’est pourtant beaucoup.