540 pages denses, étouffantes et compactes : il n’en aura pas fallu moins à Robert Coover, sexagénaire postmoderne et chantre infatigable du concept d’hypertexte pour l’heure peu connu hors des frontières américaines (les éditions du Seuil ont pourtant déjà traduit sept de ses romans et un recueil de nouvelles) pour sonder dans le plus complet détail la face sombre, individuelle comme collective, d’une petite ville typique du Midwest. Tout le monde connaît l’homme qui y règne : il s’appelle John, il est riche et en bonne santé, il a de l’argent, beaucoup d’amis et, pour finir, une femme extraordinaire. Si John suscite l’admiration et le respect, elle provoque la convoitise et le désir partout où elle passe : tous les hommes en sont fous. C’est autour d’elle que Robert Coover va construire cet énorme et encyclopédique roman, faisant en quelque sorte mentir son titre ; alors que l’âme de toute une ville va être peu à peu dévoilée, avec son cortège de vices, de penchants honteux, de dépravation et d’horreur, la femme de John, dont on ne connaîtra même pas le prénom, passera toujours au travers des mailles du filet et restera telle qu’à l’accoutumée -belle, bonne et désirable.

Le narrateur, omniscient et panoptique, nous invite dans un long voyage au travers des mémoires, des fantasmes, des rêves et des psychologies tordues de tout ce que la ville compte d’habitants ou presque, ne butant que sur un unique obstacle : la femme de John, évidemment, qui reste opaque et insaisissable. Même Gordon le photographe, qui la traque depuis des années pour se constituer un album privé obsessionnel (« la femme de John descendant de voiture » ; « la femme de John essayant un chapeau » ; « la femme de John sur le tee au golf »), se rend compte que la pellicule qu’il a utilisé pour prendre la série de sa vie était déjà pleine. Insaisissable et intouchable, elle constitue décidément l’invisible pivot autour duquel s’articule le jeu de massacre enclenché par le romancier. Tous les egos locaux y passent : Floyd, Kevin, Waldo, Pauline, Otis, Lenny, Alf, Clarissa, Philip et les autres, tellement nombreux qu’ils en deviennent impossibles à singulariser et différencier, ne sont finalement plus pour lui que les entrées successives d’un petit catalogue des névroses et des désirs limites, bourré de sexe et de perversions jusqu’à la gorge (des scènes scabreuses et répétitives racontées avec une froideur à peu près parfaite), avec lequel il revisite par derrière l’image conventionnelle de la sympathique bourgade américaine. Autres conventions revisitées : celles de la narration, bien sûr, avec cet « il était une fois » ironique qui ouvre le livre. Les lecteurs de La Bonne et son maître ou Rose (L’Aubépine) connaissent cette sensation d’oppression ou de bourbier immobile qu’aime à créer Robert Coover en jouant sur la structure du texte et l’écriture. L’extrême longueur de ce kaléidoscope claustrophobe (on constate par moments que l’on vient de lire cinquante ou soixante pages comme sous hypnose, sans avoir l’impression d’avoir progressé de dix lignes) et l’interminable répétition d’un même procédé d’éclatement laissent cependant l’impression d’une moindre réussite. Pour spécialistes de l’apnée seulement.