Dans chacun de ses romans, Rachel Cusk développe un sens aigu de l’observation de la vie de famille, mise en scène dans de tristes banlieues, au travers de couples bancals, par le biais de la maternité. Ses romans racontent la difficulté à construire ou maintenir une identité, une fois la vie de couple en place. Comme si vivre à deux, fonder une famille, revenait à renoncer à se réinventer, à oublier toute individualité. Ces thèmes, bien sûr, ne sont pas inédits. La comparaison systématique de Cusk avec Virginia Woolf ne doit rien au hasard. Chez les deux romancières, on trouve le même intérêt quasi clinique pour les personnages, la même attention au récit du détail. Un intimisme qui permet de faire une histoire avec presque rien. Arlington park était exemplaire de cet art du roman et Egypt farm, intégrant un plus large éventail de situations, laissait percevoir tous les possibles de cette veine narrative.

Les Variations Bradshaw repose sur les mêmes principes. Un couple central, Thomas et Tonie, leur fille Alexa. Thomas abandonne son emploi (lequel ? On ne sait pas précisément ; quelque chose de lucratif, et très prenant). Il s’installe dans un rôle de père au foyer, se plonge dans l’étude du piano, obsédé par une question : qu’est-ce que l’art ? Tonie, pendant ce temps, prend la tête d’un département d’études anglophones. Ce bouleversement de l’équilibre interne du couple sert de révélateur à des failles déjà esquissées, mais jusque-là sous-jacentes : sexualité, besoin de se réaliser hors du cadre de la famille, désirs nouveaux, surtout pour Tonie qui sort de son rôle de mère et rêve « l’anonyme, le vaste, le résolument horizontal ».

Autour du couple évolue la fratrie Bradshaw : Howard l’aîné, entrepreneur touche à tout, et sa femme Claudia, peintre qui ne peint plus et en reporte la faute sur mari et enfants ; Leo, le petit dernier, effacé, discret, dont la femme Susie est surtout remarquée pour sa propension fâcheuse à boire à ne pas savoir s’arrêter. Quant aux parents Bradshaw, leurs névroses ont développé celles de leurs enfants. A suivre ces personnages, le temps d’une année, on pénètre un univers qu’on sent bancal, sans savoir quoi réajuster pour redonner un semblant d’équilibre au tout. Rachel Cusk multiplie les symboles, l’emblème absolu ici étant la maison, coeur du foyer, inamovible, redoutable. Quant aux enfants, ils cristallisent les manques, les ratés, tout en demeurant leur seule et unique justification acceptable.

Ces Variations Bradshaw sont le roman le plus abouti de Cusk, de par sa construction, la multiplication des incursions, l’aboutissement de l’observation qui permet une étude de mœurs sonnant parfaitement juste. Pourtant, dans le même temps, les récits qui se croisent semblent peu investis. Les personnages frisent parfois la caricature, les couples posés existent sans jamais s’incarner. Les situations s’empilent ; l’ensemble donne l’impression d’avoir été tellement réfléchi, tellement intellectualisé, qu’il n’existe pas de lui-même. A moins que tout soit voulu et serve à refléter le sentiment global d’enfermement développé tout au long du texte ? Accordons à Cusk le bénéfice du doute. Eventuellement.