« Nous vivons la fin d’une époque qui aura duré cinquante ans, l’époque du néocapitalisme. Nous entrons dans une période de réajustements radicaux qui emportera inévitablement le malheur et la souffrance. Le monde qui sortira de cette crise différera de celui des années 1960 aussi profondément que la période que nous venons de vivre différait de celle de l’entre-deux guerres ». Située immédiatement après cette sombre exergue de Geoffrey Barraclough (un extrait de son livre La Dépression qui vient, en 1974), la première scène des Enfants de Van Gogh semble donner un ton : la nuit, dans Paris, une bande de militants gauchistes joue à cache-cache avec la police en placardant des affiches incitant les usagers des transports publics à la révolte et à la fraude (« Gratuité des transports, les patrons peuvent payer ! »). Ils appartiennent au « Secours rouge », l’une des nombreuses organisations gauchistes nées dans le sillage de 1968, inspirée du « Secours rouge international » qu’avait fondé Lénine en 1922 pour aider les « captifs du capitalisme en prison ». La campagne de collage nocturne est rythmée, la discussion va de Pompidou aux fesses des filles, on s’attend à une sorte de roman dont la politique et l’ambiance idéologique de ces années-là serait l’un des thèmes centraux, à la manière du Tigre en papier d’Olivier Rolin ou du Maos de Morgan Sportès, paru l’an dernier. Mais en réalité, dès la fin de cette scène inaugurale, Pierre D’Ovidio change de route et nous emmène dans un autre univers : plus que l’engagement gauchiste de ses héros, qui passe vite au second plan, c’est leur vie personnelle, affective, amicale, artistique, conjugale et sexuelle qui l’intéresse, l’odyssée politico-historique attendue se transformant en une chronique tragicomique touchante mais un peu plate des destinées divergentes d’une bande de copains dont l’amitié ne survivra pas à la mort de l’époque qui l’a rendue possible.

Comprenant que le Grand soir n’est pas pour demain, nos héros abandonnent leurs actions coup-de-poing et leurs campagnes d’affichage sauvage pour se replier tous ensemble dans une bicoque de banlieue qu’ils surnomment « la Nef » (comme les « nefs de fous » du Moyen Age, ces embarcations dérivantes dans lesquelles on installait les aliénés pour les laisser voguer au petit bonheur la chance sur les rivières). Ils s’y adonnent à leur passion commune, la peinture. Le centre de gravité du roman se déplace, Costa-Gavras est remplacé par Claude Sautet. Les Enfants de Van Gogh est une sorte de portrait de famille, une photo de groupe sur la fragilité des liens humains et l’étrangeté des destinées personnelles, le personnage de Jean-Baptiste (le cinglé de la bande, garçon sensible et touchant qui finit par mourir au début des années 1980) faisant office de pivot et de point lumineux autour de quoi la progression du livre s’organise. La subtilité de la construction et, d’une manière générale, l’honnête patte d’artisan de Pierre D’Ovidio, n’empêchent pas qu’on trouve au texte un air de déjà-vu, impression gênante qui fait comme un écran entre le lecteur et ses personnages, lesquels n’arrivent jamais vraiment à l’incarnation. « Le regard plein de tendresse et d’acuité qu’il porte sur une bande de copains nostalgiques n’est pas sans évoquer les grands films de Claude Sautet », prévient, à juste titre, la quatrième de couverture. C’est peut-être le problème : D’Ovidio a écrit un beau roman, certes, mais un roman qu’on a déjà vu au cinéma.