La nature du roman, c’est la survie. Le sujet du roman, c’est la vie. On ne choisit pas son époque, le romancier doit faire avec. S’en accommoder. Warum n’est pas directement un roman libertin. Il coule de source, d’un geste sûr et ample, au gré des souvenirs et des nostalgies qui n’ont rien de triste ni de regretté. On y prend beaucoup de plaisir. Fort peu à voir avec la survie, en somme… On n’apprendra pas grand chose du narrateur. Par bonheur, son attention ne s’arrête pas à lui-même. La vie tout court l’intéresse, les autres, l’amour et par conséquent le sexe. Le roman tel une trace laissée sur le sable du continent humain, par la vague éternelle qui nous a chacun déposé là. On n’en sort pas : même dans le sexe, il faut un renoncement extrême. D’où l’excuse alléguée de survie. Mais on échangerait sans peine plusieurs mois de nos vies ordinaires pour seulement quelques pages de ce roman magnifique, terrible et cruel comme la vraie vie. « Autoroute. Ciel gris bleu. Nuages rapides, d’un gris soutenu, aux bords effrangés, d’un gris plus pâle. Souvenirs fugaces, s’effilochant. Deux cents ? Trois cents femmes ? » Certaines femmes font pire. Harriet, l’amie américaine, ordonne sa vie, après un mariage malheureux, de six mois d’abstinence, puis de « milliers d’hommes » en Afrique, l’espace de quelques dizaines de jours et de nuits frénétiques. L’Afrique, la grande terre de toutes les mythologies, dont le sexe, encore et toujours, n’a rien de libre, mais attire et meut. Pouvoir intact et puissant, quand la vie n’est pas encore touchée. L’attraction sexuelle n’est pas un alibi. C’est le nom clinique de l’émotion qui se perpétue.
Même dans un motel, à soixante kilomètres de Paris, tout contre un échangeur d’autoroute, pour cinq cents francs : « Elle était grande, lourdement charpentée, une fille du Nord, sans doute. Elle avait la peau très blanche, rouge aux coudes. Elle avait les mains grandes, carrées, les ongles rongés. Sur chaque ongle, il y avait une petite tache de vernis rouge… » Eh bien, la vie vaut tout de même la peine d’être vécue. Les vieux doivent payer, c’est tout.

Il y a beaucoup de femmes dans ce roman. Le narrateur les aime sincèrement et se contente de les observer. Les femmes, et non pas La Femme. L’acte sexuel est le péché de chair. Sa nature propre est la répétition. A l’infini, à la mort… Le père Olivier Deschamps et la sœur Marie du Sacré-Coeur se laisseront tomber à l’appel du démon. Rien ne les désignait pourtant. L’engagement devant Dieu était fidèle. Ils s’échappèrent de l’ordre, louèrent une petite chambre près de la gare du Nord, et ainsi commença le calvaire. De la fenêtre de la petite chambre d’hôtel, le père Deschamps se prend de contemplation : « La bouche de la gare était le sexe béant d’une géante à demi allongée dont les deux jambes étaient le boulevard Magenta et le boulevard Sébastopol, qui se perdaient à gauche et à droite en direction du sud, et dont le ventre et le buste étaient ce grand morceau de ciel dressé, cuivré de lumières. […] Le ruisseau des passants minuscules qui ne cessaient d’aller et venir à travers la place était l’humanité, aspirée par le sexe ouvert de la géante… J’ai le cerveau malade, se dit-il, j’ai entraîné dans ma maladie l’innocente qui dort dans cette chambre. S’il y a un Dieu, je serai damné et je l’aurai conduite à se damner elle-même. » Les causes et les effets s’enchaîneront inexorablement. Jusqu’à l’anthropophagie.

Malgré la cruauté -on dira vulgairement que les histoires de cul finissent mal, en général-, la vraie beauté se fait chair à chacune des pages. L’art d’un très grand romancier est de ne jamais nous ennuyer, quand bien même le « sujet » est vieux et rebattu comme le monde. Survie, souvent malheureuse sur la terre ferme où chacun s’empresse d’exécuter son destin le plus rapidement possible, sans regretter beaucoup que pour ce voyage il n’y ait pas de ticket retour, « Grande Vie » du côté du sexe éternel, celui de la vague qui fait le monde, et que nos ancêtres avaient sans doute nommé Sacrée, avec raison, du temps des religions.