Roman d’initiation secrètement sulfureux dans le Trieste des années 1930, Les Régates de San Francisco sont l’un des chefs-d’oeuvre de Pier Antonio Quarantotti Gambini (1910-1965), poète et romancier italien aussi mésestimé dans son pays que méconnu chez nous, malgré l’admiration que lui portèrent en leur temps des lecteurs du calibre de Louis Guilloux et André Pieyre de Mandiargues. Disciple et ami du poète triestin Umberto Saba (l’auteur d’Ernesto), lequel jouera un rôle considérable dans son entrée en littérature et dans sa vie d’écrivain (c’est lui qui trouvera le titre original de ce livre, La Vague du croiseur), Quarantotti Gambini reste dans les manuels de littérature italienne comme l’un des grands représentants de la tradition de Trieste, au nord-est de la côte adriatique, à proximité de la Slovénie, aux portes de l’Europe Centrale. Avec La Vie ardente (son livre le plus célèbre) et plusieurs autres textes que son frère réunira sous l’intitulé « Les Années aveugles », Les Régates de San Francisco brassent une poignée de thèmes récurrents articulés autour d’une symbolique subtile, remarquablement décodée par Pierre-Emmanuel Dauzat dans sa postface.

Trois enfants dans le port de Trieste, donc : Ario, double imaginaire de l’auteur, jeune puceau un peu timide ; Berto, son camarade de jeu ; Lidia, la soeur de Berto, sur laquelle vont se focaliser les explorations érotiques des deux garnements. Perte de l’innocence, découverte des joies sordides de la sexualité, honte de l’immaturité : Quarantotti Gambini décrit ces étapes de la vie adolescente dans une succession de scènes cruelles et fascinantes, de l’exaltation des jeux interdits (regarder sous les jupes des filles) au dégoût inquiet face à la sexualité adulte (la mère d’Ario s’abandonnant le soir à l’amour physique avec un éphèbe nommé Enéo). Sous des apparences de récit réaliste simple et admirablement maîtrisé, le romancier développe un symbolisme complexe où tous les éléments du décor, des profondeurs marines aux vagues déferlantes, deviennent le vecteur possible d’une humeur, d’une peur ou d’un caractère. La multiplicité des dimensions du livre et la richesse des interprétations auxquelles il se prête, historiques (le livre a été écrit en pleine guerre, de novembre 1942 à mars 1943) ou psychanalytiques (« tous les thèmes lancinants de la psychanalyse sont là », constate Dauzat dans une lecture croisée des oeuvres de Saba et Gambini), ne doivent pas cependant occulter le plaisir immédiat d’un récit formidablement construit et d’un style sobre et splendidement classique, impeccablement rendu par la traduction de Michel Arnaud.