Désaccord parfait regroupe une soixantaine de textes extraits de deux livres, Exorcismes spirituels I et Exorcismes spirituels II, publiés en 1997 et 1998 aux éditions Les Belles Lettres. Les trois premiers, qui portent sur le rôle de la critique et l’état actuel du roman, sont excellents. Ils pointent avec précision la démission de la plupart des romanciers contemporains, aveugles aux transformations du monde, laissant les médias et les journalistes construire, à coups d' »informations » et de « témoignages », un discours qui fait écran à la réalité. Quel romancier saura « plonger au fond du médiatique pour trouver le concret que ce médiatique même n’a de cesse de falsifier » ?

Destinés à rompre avec les idées reçues et les lieux communs de l’époque -mystico-catastrophisme fin de siècle, cultes du mariage et du sport, de la santé et de la jeunesse, de la pureté et de l’innocence, etc.-, les textes qui suivent dénoncent une société où la culture vide l’art de son sens subversif, où le médical flirte avec l’hygiénisme, où les lois et les émissions de télévision violent les plaisirs ou les malheurs jadis libres et privés, où sous prétexte enfin de moralisme et de charité sont occultés l’économisme et la spectacularisation triomphants. La responsabilité de nombreux hommes de la « génération Mitterrand », soixante-huitards « libertariens » désormais apôtres du libéralisme et du festif, y est constatée avec justesse.

Contre les amalgames dont use le discours médiatique, Philippe Muray déroule malheureusement en négatif une suite quasi ininterrompue d’autres amalgames : les écologistes sont zoophiles et nazis (puisque Wagner et Hitler aimaient les animaux), les partisans du rétablissement de la peine de mort sont apparentés à ceux qui veulent interdire la corrida ou réglementer la chasse, et les législateurs veulent « punir la séduction sous ses habits neufs de ‘harcèlement' », etc. Contre les idées reçues qu’il combat, Philippe Muray oppose également une autre panoplie d’idées reçues, qu’on croirait par moments sorties de l’esprit révolté et peu mûr d’un post-adolescent étudiant en lettres venant tout juste de découvrir Nietzsche, Sade et Céline. Elles déclarent la Révolution française comme origine de « l’empoisonnement forcé du bonheur en commun », affirment que « tout ce qui se diffuse meurt » et tracent l’éloge du génie, état incompatible avec la santé et la moralité et personnage qui se doit visiblement d’être, de surcroît, célibataire et sans enfants (la littérature étant « ce qui est sauvé du déluge de demande d’enfant » et le corps féminin s’apparentant à « l’organe sacré de la génération ruinant à jamais le désir masculin »).

Se dessine ainsi, au fil des textes, le système intellectuel « géniocentriste » d’un aristocrate littéraire qui semble tristement ne pouvoir se penser que dans le regard de ceux qu’il critique, martelant pour s’en convaincre que ses aveux, « dans le monde d’aujourd’hui, ne seront guère appréciés », regrettant apparemment qu’il n’y ait plus de Baudelaire et de Flaubert mais regrettant surtout que la société ne fasse plus de procès aux Baudelaire et aux Flaubert contemporains, dont il est, bien sûr. Attitude qu’on pourrait résumer en deux prières pathétiques : « Regardez-moi n’être pas là ! Condamnez-moi d’être ce que vous ne voulez pas que je sois ! » si l’on ne préférait laisser la parole à l’auteur. Puisqu’il devient en effet, comme il l’écrit « facile de reconnaître un écrivain conformiste : c’est celui, tout simplement, qui se flatte le plus haut et le plus fort d’être politiquement incorrect. » Rappelons néanmoins pour finir cette pensée de Canetti, écrivain absent du panthéon littéraire de Muray : « Le mépris de tous ceux qu’on ne connaît pas pour la seule raison qu’on en connaît quelques-uns est un indubitable signe de stupidité. »