1999 : Berlin, ville métamorphosée. Avant qu’elle ne soit livrée à ces architectes bâtisseurs de rêves en verre et aluminium, transformée en vaste supermarché, elle eut une vie singulière. Il y avait une raison à cela : le Mur. Cette frontière créée par l’Histoire pour que les deux camps se défient. Avec La Ville derrière le mur, Philip Hensher évoque une époque où tout semblait possible. Nous sommes en 1988, à quelques mois de l’effondrement du dit mur. Ses personnages (Peter Picker, Daphné, Frederich) se rendent en virée à l’Est, où ils n’arrivent pas (taux de change oblige) à dépenser tous les ostmarks qu’ils ont en poche. Les événements se bousculent, forgent leur destin. De la destruction de ce fameux Mur « dans le plaisir de la violence destructrice », comme de toutes les œuvres humaines, « œuvres précaires non du fait de leur immoralité, mais de leur caractère d’humanité », érigé en symbole de la fracture, naîtra le sentiment que tout se joue, pour les acteurs du roman, dans un théâtre d’ombres.

Ce regard porté sur un pays a priori étranger par un anglais fait plaisir à voir. Son humour corrosif aussi (l’une des grandes forces du livre sont les dialogues ; par ailleurs il ne manque pas de charme, malgré des longueurs ; mais l’essentiel est là : la promesse de tenir un écrivain digne de ce nom). La scène de vernissage dans une galerie d’art fournit plus d’éléments à ce sujet. Picker veut déclencher la révolution en inondant gratuitement d’ecstasy le marché de l’Est. Bien sûr, rien ne marchera comme prévu, mais l’intention y était. Daphné, quant à elle, a un caractère moins déjanté. Ses jolis atours, sa conscience politique (elle participe aux réunions de la Lutte des Classes, groupuscule politique sans devenir), font d’elle une parfaite victime. Pour cela il faut un traître : ce sera Mario, l’agent infiltré, dont Daphné ne découvrira le véritable rôle que plus tard. La dérive des sentiments s’amorce. Elle se poursuivra pour chacun d’eux jusqu’au terme du livre.

L’Histoire donne donc des leçons à ses protagonistes. En un mot : lorsque la souffrance d’autrui veut être éradiquée, elle entraîne d’autres souffrances, parfois plus grandes encore. Et ce sont finalement toujours les mêmes qui trinquent. Le parallèle dressé par Philip Hensher entre la Nuit de Cristal du Reich et les événements de l’hiver 89 en dit assez long sur la question : le bonheur n’est pas un loisir organisé pour tous. Aujourd’hui, face au rêve entretenu, à l’afflux des biens, seule la capacité de résistance -la faculté de s’abstraire de ce monde- peut nous permettre de survivre. Voilà où mènent les illusions (ici, parmi d’autres, l’illusion de la pureté de l’Est). La liberté a été octroyée. Mais pour quoi faire ? Un élément de réponse est apporté par l’auteur lui-même dans cet ambitieux roman. Entre-temps, quelque chose avait pris fin, mais nul ne savait de quoi il s’agissait exactement.