Il y a au moins trois façons de lire Europeana, premier livre traduit de l’écrivain tchèque Patrik Ourednik. La première, qui nécessite quelques minutes seulement, consiste à ne lire que les petites phrases placées en marge, sur le bord de la page. Tirées du texte lui-même, vis-à-vis duquel elles jouent le rôle de repères parodiques, elles forment une sorte de faux manuel scientifique à la poésie naïve et loufoque, comme un dictionnaire des lieux communs historiques dont on aurait effacé les définitions. La deuxième, plus sérieuse, consiste à lire le texte lui-même : un texte dont Ourednik a voulu faire « Une brève histoire du vingtième siècle » (c’est le sous-titre), ce qui, en 151 pages de petit format, tient à première vue de l’exploit. L’idée d’Ourednik est cependant géniale : pour tracer la carte de ce siècle et en déterminer les moments les plus importants, il a simplement laissé venir à lui, en vrac, des centaines de faits historiques de toutes natures, relevant de l’anecdote négligeable pour les uns, de la statistique cruciale pour d’autres. Mêlés et ressassés dans un texte litanique et hétéroclite, ils formeront des grumeaux dont les plus gros correspondront aux moments clefs du vingtième siècle occidental (et européen en particulier). C’est ainsi que Patrik Ourednik évoque, dans un style descriptif où les « et » se multiplient à l’envi (mettant ainsi sur un pied d’égalité, dans une seule et même phrase, cinq ou dix faits n’ayant à peu près rien à voir les uns avec les autres), l’émancipation de la femme et l’invention de l’escalator, le bug du millénaire et l’attentat de Sarajevo, l’électricité et le soutien-gorge, Buchenwald et le positivisme, la Kolyma et l’éducation des enfants, la Croix Rouge et le messianisme bolchevique.

De ce bric-à-brac surréaliste émergent inexorablement une poignée de temps forts qui, par l’effet de la répétition, finissent par prendre leur véritable importance dans le magma indifférencié des faits : ce sont les deux guerres mondiales, les totalitarismes et leurs carnages de masse, les idéologies (scientisme, communisme, fascisme, nazisme, humanisme), pour l’essentiel. Intarissable et strictement objectif à première vue, Europeana se présente comme une compression encyclopédique délirante des milliers de livres du rayon « histoire » de la Bibliothèque Nationale ; astucieusement construit et plus subjectif qu’il n’y paraît en seconde lecture, le livre (ni récit, ni roman, ni essai) semble rétablir au final la hiérarchie des faits que son incroyable dispositif a pour objectif de détruire. Les synthèses radicales auxquelles se livre l’auteur pour faire tenir en une phrase l’histoire du vote des femmes, la conception nazie de l’art dégénéré ou les débats sur la discrimination positive, entraînent inévitablement des raccourcis hilarants ; en abordant tout ce qui lui tombe sous la main avec ce même décalage naïf et ironique, Ourednik simplifie l’histoire jusqu’à la rendre dérisoire, se moquant des idées reçues en les accumulant au kilomètres. C’est tout le rapport d’une société à son histoire qu’il interroge finalement dans ce minuscule livre-monstre aux effets dévastateurs, la manière dont elle interprète le passé (ici, en ne l’interprétant jamais), l’importance qu’elle donne aux événements en fonction de sa grille de lecture et de ses priorités imaginaires (ici, en ne donnant d’importance à rien). Au moins trois façons de le lire, disions-nous : la troisième consiste bien sûr à lire en même temps le texte et ses annotations en marge pour profiter de leurs effets cumulés. Rires garantis, malaise probable, forte impression. Un grand petit livre.