Quand il commence à rédiger L’Age d’or du rock, Nik Cohn a tout vu, tout entendu, tout compris. Il n’a que 22 ans, mais a déjà passé la moitié de sa vie ensorcelé, depuis que la bonne fée Rock’n’roll, dissimulée dans les profondeurs d’un juke-box, lui a balancé Tutti frutti par Chuck Berry dans les oreilles. Ce coup de 45 tours magique a été décisif. Le tempo était donné. A 16 ans, il quittait l’école et, une machine à écrire sous le bras, se ruait vers Londres. Sous sa coiffure gominée de Teddy Boy, Nik Cohn savait que quelque chose de grand se passait : il ne faudrait pas en perdre une miette.

Awopbop est le premier livre jamais réalisé sur le rock et la pop. On ne s’étonnera pas qu’il soit écrit par un auteur à peine pubère. Le rock incarne le mouvement d’une jeunesse en révolte contre un avenir miteux, contre des vieux qui ne comprennent rien, contre tout en général ; passé 30 ans, on y perd son droit de citer. Au commencement, nous dit l’auteur, « la pop grand public exprimait sa rébellion d’une façon aussi directe et superficielle qu’une brique balancée dans une fenêtre : mon père est borné, je le hais, je te hais aussi, je vais te casser la gueule. »

Pour écrire Awopbop, il fallait réunir au moins trois conditions : écouter le rock avec des oreilles de fan depuis 13 ans tout en ayant moins de 25 ans, pratiquer en solitaire un genre inconnu, la critique rock, mais aussi connaître les rouages de la plus incroyable industrie jamais réalisée et a fortiori de la plus grande arnaque jamais tentée. Ces trois qualités font de Nik Cohn un fan éclairé. Sa plume balance entre un enthousiasme réel pour les stars et la déception qu’elles inspirent quand leur magie tombe pour laisser transparaître de vulgaires techniques de marketing. La création totalement artificielle, et le succès international non moins artificiel d’un groupe comme les Spice Girls, ne sont pas une première. En 1966, des hommes d’affaires californiens avaient lancé de cette façon les Monkees. « Jusqu’où peut-on fabriquer la pop de toutes pièces ? », se demande Nik Cohn. « La réponse s’impose : ça peut aller très loin. » Le rock est un commerce d’icônes. Même s’il repose sur la fabrication de légendes, de référants narcissiques pour une jeunesse boutonneuse et mal dans sa peau, il correspond à un goût bien réel de libertés et certains titres, en ce sens, remplissent totalement leur fonction iconographique. Tutti frutti de Little Richard est de ceux-là.

L’histoire du rock et de la pop que livre Nik Cohn est un cheminement personnel à travers des artistes, des groupes ou des modes dont la fonction de mythe va aujourd’hui de soi, mais qui, dans les années cinquante et soixante, se sont imposés comme des transgressions comportementales. Le jean, le tcha-tcha-tcha, sont apparus comme de véritables séismes culturels et ce n’est pas le moindre des paradoxes de la pop d’avoir fait du superficiel un problème essentiel. Une fois encore, Nik Cohn n’est pas dupe : « Soyons clair : dans la pop, au fond, il est question de Coca-Cola. »

Awopbop se lit comme une cosmogonie où des figures comme Cochran, Elvis ou Pete Townshend, dont « le nez ressemblait à une truelle », ont été immortalisées par la magie du 45 tours. Pour la première fois, un mouvement culturel donnait sa chance à tout le monde. Il fallait du réel pour alimenter le rêve, mais précisément, le réel était tout simplement merveilleux. Grâce au rock, le crapaud pouvait désormais rencontrer la princesse. « Tout à coup on pouvait être noir, rose, idiot, délinquant, taré ou trimballer toutes les maladies de la terre et ramasser quand même le paquet. » Au fond, Awopbop, c’est une histoire merveilleuse où les méchants producteurs eux-mêmes n’ont aucun pouvoir sur les idoles. Qui aurait pu s’opposer au succès d’un Elvis ? Ça, personne ne s’y est trompé : la pop a vraiment fabriqué des dieux…