Tout commence par un dialogue un peu surréaliste entre Ronny, sympathique automobiliste pressé, et un curieux individu qui, depuis trois semaines, lui fait de grands signes du haut d’un pont au-dessus de l’autoroute -et dont on apprend au cours du premier chapitre que lui aussi s’appelle Ronny (par la suite, pour plus de commodités sans doute, l’automobiliste sera rebaptisé Jim par son homonyme). Et nous voilà embarqués dans une comédie de plus de quatre cents pages que l’on dévore goulûment, en compagnie d’une petite galerie d’excentriques déboussolés dont les aventures se déroulent dans des préfabriqués au bord d’une plage, pas loin d’un camp de nudistes. Nicola Barker, 33 ans, acclamée outre-Manche (toujours soucieuse de filiation, la critique londonienne l’a comparée aux deux frères ennemis de l’édition anglaise, Amis et Barnes) où elle a déjà publié deux romans et deux recueils de nouvelles, explose avec fracas l’anonymat dont elle jouissait chez nous jusqu’à aujourd’hui avec ce roman tendre et farfelu, diablement bien écrit, dans lequel elle prend discrètement le pouls du monde au travers des imprévisibles personnages qui le peuplent. Ronny, donc, c’est-à-dire Jim, a pour voisins, au bord de la mer, Luke, un photographe pornographe, Sara, qui élève des sangliers, sa fille Lily, qui vénère un truc étrange baptisé « la tête » ; son frère Nathan travaille aux objets trouvés ; il recueille Ronny, l’autre, qui se révélera bientôt être plus qu’un simple adepte du sémaphore : une sorte de hippie en perdition aux réactions infantiles, un poème sur pattes, un attachant Pierrot Lunaire qu’on ne peut s’empêcher d’aimer sans vraiment savoir par quel côté l’approcher : « Luke décida que Ronny était soit totalement insensible, soit délibérément facétieux, ou alors vraiment -non, pire, incroyablement- stupide. »

Une fois digérée cette homonymie un peu déstabilisante, le lecteur pense avoir tout vu. Erreur. L’auteur étoffe sans tarder son ouvrage d’histoires parallèles qui s’entremêlent et se succèdent, souvent plusieurs fois au sein d’un même chapitre : des lettres suspectes, un secret de famille porté par Nathan et Jim, une histoire d’orteils absents, des poules décimées, des lapins noirs, des liens de parenté sinueux (« Donc, votre père est le frère du mari de la grand-tante de Lily, conclut-elle. – Etait, rectifia Connie. Il est mort. »), de tableaux blasphématoires… Tous ces écorchés vifs sont indéniablement des individus, au sens premier du mot : des solitaires perdus dans l’univers, prudemment repliés derrière une carapace que la rencontre collective de l’inimaginable Ronny va peut-être enfin faire fondre. Ce roman désarçonnant, en peignant une parcelle d’humanité sous son jour le plus dingue -le meilleur, forcément-, montre que les questions existentielles que ses personnages, comme tout le monde, se posent avec plus ou moins d’anxiété (« Il y a un bon Dieu, songeait-il. Il y a un agencement des choses, une raison, un sens. C’est forcé. Forcé. Il y a forcément une… Les lettres lui piquèrent la langue comme autant de petites punaises en acier. R-E-D-E-M-P-T-I-O-N. ») ont parfois des réponses inattendues, et pas aussi fastidieuses que prévu… Ce faisant, il est aussi l’un des plus étonnants et réussis qu’on ait lu en provenance d’Albion ces derniers temps. A côté des Nick Hornby, Will Self, Tibor Fischer et consorts, Nicola Barker rétablit un peu la parité chez les meilleurs des jeunes auteurs anglais.