Destins crépusculaires pourrait être un équivalent irlandais d’Autant en emporte le vent : une fresque immense, à la fois sociale, amoureuse et familiale, qui traverse les lieux et les époques en illustrant à la perfection le petit bout d’histoire auquel elle s’intéresse. Niall Williams n’en est certes pas encore là, mais la comparaison n’est pas vaine : il explore une histoire familiale, depuis les rêves fondateurs à l’origine d’un foyer jusqu’à la dislocation apparemment irréversible de ses membres. Une dislocation démentie par le narrateur, lointain descendant révélant, comme on la lui a toujours racontée, l’histoire devenue légende de la famille Foley. Tout commence par un malentendu, une première fracture qui se place au centre du roman et cristallise les valeurs et les choix de tous ses personnages ; de là naît l’importance de la recherche d’un lieu idéal pour s’installer, fonder une famille, vivre. Une quête qui explique et justifie les exodes irlandais du XIXe siècle vers un ailleurs magnifié, quitte à retrouver plus tard ses origines. Le temps n’est pas ce qui compte avant tout ; le libre-arbitre, si.

Ils sont quatre frères. Leur mère est partie et leur père, ayant tout perdu, les a emmenés dans sa fuite parce qu’il ne supportait plus son existence, pauvre parmi les pauvres, réduit à la misère. Puis il a disparu dans les eaux en crue du Shannon. Restent ses fils : Tom l’aîné, les jumeaux Finan et Finbar, le petit Teige. Quatre fils qui ne vont pas parvenir non plus à rester ensemble. Tout au long du roman, on assiste à des croisements perpétuels, d’improbables retrouvailles, un jeu de chassé-croisé sur les routes d’une Irlande hantée par la misère. Jamais on ne perd de vue les origines de la famille, ni la quête dans laquelle chacun s’est lancé à sa façon. Le même désir les porte tous, qui simplement prend des voies différentes pour créer, recréer, un foyer heureux et uni. Aucune distance n’efface l’ancrage primordial à la terre irlandaise, quelle que soit la somme des douleurs qui conduit les uns et les autres à l’éloignement. D’un frère à l’autre, les errances se prolongent, de l’Irlande misérable et meurtrière au port de New York, illusoire porte d’un monde meilleur. De la Bohême des gitans au Far West des nouveaux colons, elles suivent une route sinueuse entre les étoiles dans une dialectique qui parcourt tout le texte : un symbole d’espoir, un passage vers la liberté, l’ultime signe de ralliement de la famille quand l’éparpillement règne en maître.

Destins crépusculaires nous fait entrer dans l’histoire particulière des Foley et dans celle de l’île, au fil des famines et des exodes qui ont ponctué le XIXe. Illustrant à la perfection le poids de l’appartenance à une terre, ce court pan d’histoire s’inscrit dans le fil de deux générations de personnages irlandais typiques, aux caractères en acier trempé. Tout résumer en quelques lignes serait impossible et sacrilège, alors autant aller s’y plonger directement. Et si on peut reprocher à Williams une disposition à la romance fleur bleue lorsqu’il se lance dans le sentimentalo-amoureux, tant pis : on passe outre. L’histoire des Foley est une vraie saga et aux prises à ce périlleux exercice, le fougueux Irlandais a amplement rempli son contrat.