On imagine mal Irvine Welsh se rouler dans l’herbe et décrire, sur de longues pages d’une majesté presque lyrique, l’immensité magnifique de la nature galloise. C’est pourtant sur cette improbable troisième voie entre codes et contenus de la chemical litterature britannique version Trainspotting et ouverture au monde façon transcendentaliste que s’est engagé Niall Griffiths, trente-six ans et un talent déjà repéré dans Grits, premier roman mémorable (et jamais traduit) où l’on découvrait, déjà, la figure de ce Ianto dont il a fait le héros de ce deuxième livre. Un « enragé », donc, mais d’abord un parfait paumé : jeune, pauvre, sale, clochard et collé aux basques d’une bande de copains de son âge (la vingtaine) qui le traitent avec un mélange gêné de camaraderie libérale, de pitié refoulée et, parfois, de véritable cruauté. Elevé par sa grand-mère puis mis à la porte lorsque des yuppies londoniens ont racheté sa maison, Ianto erre dans la région comme un inquiétant Pierrot lunaire déboussolé, entre beuveries, rave parties et longues immersions dans le paysage montagnard et bucolique du Pays de Galles (où vit aujourd’hui l’auteur après une enfance à Liverpool). Son univers est ainsi celui d’un étrange mélange de cachetons et de lichens, de décibels techno et d’immensité silencieuse, de litres d’alcool et de torrents naturels, bref : d’extrême contemporanéité (le versant Welsh, Warner et compagnie, copié et recopié depuis des années en sous-produits pas toujours très convaincants, avec en outre de pathétiques séquelles de ce côté-ci de la Manche) et de grandeur intemporelle et métaphysique (un autre versant, plus étonnant celui-ci, qui renvoie à Thoreau, McCarthy ou Dylan Thomas).

Un portrait à couper le souffle, que Griffiths incorpore dans une histoire sanguinolente et dramatique qui, on s’en rend compte lorsqu’on prend conscience du rythme particulièrement lent et captivant installé par le romancier, n’est pas à proprement parler le principal intérêt du livre. Enfant bâtard de la lande galloise et de la pilule d’ecstasy, l’insaisissable Ianto est habité de sentiments et de pulsions totalement contradictoires qui le font être tantôt agneau (le timide taiseux raillé par ses copains), tantôt enragé : ne maîtrisant ni l’un ni l’autre de ses extrêmes, il se laissera aller aux crimes les plus abjects et animaux. Toute l’habileté de Griffiths se tient dans la posture de retrait moral qu’il adopte et, à la manière d’un Duncan McLean (Bunker man), dans la complexité qu’il parvient à insuffler à son personnage en empêchant le lecteur d’aller au bout de son dégoût ou de sa pitié. Admirablement construit (scènes d’enfance en italique, dialogues rétrospectifs des copains de Ianto, longs chapitres descriptifs – fêtes, escapades dans la nature, meurtres), le roman offre une brève fenêtre de compréhension au lecteur en restituant, avec des détails malheureusement un peu forcés (c’est le seul reproche qu’on pourra lui faire), le traumatisme sexuel originel de ce gosse qui n’avait pas vraiment besoin de ça, imposé par un anglais sadique censé incarner le racisme anti-gallois (Sheepshagger, dit le titre original du livre : une insulte bien sentie régulièrement lancé aux seconds par les premiers). Moyen terme inédit et saisissant entre le roman épique nourri d’une longue tradition locale et les thèmes les plus modernes, Ianto l’enragé tire toute sa force et son originalité de ce renouvellement habile et superbement écrit d’un genre qu’on croyait épuisé et auquel il donne un souffle inattendu.