Pour signifier l’aboutissement de toutes les vanités sous la terre remuée, le fossoyeur shakespearien creuse-t-il encore, auprès d’Hamlet, la tombe symbolique où s’achèvent les beaux discours ? Avec ce curieux petit ouvrage, Nathalie Rheims aborde la question par la voie détournée de l’évitement : elle a perdu un frère comme nous avons tous perdu quelqu’un, mais son deuil semble impossible. Comment accepter l’absence sans s’y confronter totalement, si ce n’est en déplaçant cette confrontation ? Tel est le symptôme. Nathalie Rheims cherche alors un substitut pour voiler le tombeau. Elle aurait pu choisir un anonyme mais lui préfère un comédien illustre et disparu, « l’homme qui aimait les femmes », Charles Denner, spectre de remplacement. En deux mois, elle rassemble les éléments d’une biographie posthume très touchante, d’une poésie douce et raffinée, mais dont la grande ambiguïté est de se consacrer à celui qui semblait s’écarter des lumières de l’orgueil pour rester dans l’ombre de la discrétion.

Cette confusion de L’Un pour l’autre laisse malheureusement une amertume au lecteur fatigué par les ruses et manœuvres de l’idéal ambiant pour la célébrité. Aussitôt étouffée par ce fiel confusionnel, la poésie se fait venin. Certes, ce journal est cathartique et il mobilise les éléments de la tragédie : crainte et pitié, purification et purgation sur la scène-tombeau d’un héros défunt où le Choryphée familial chante, malgré lui, des louanges avec une vraie tendresse. Mais cette tragédie-là refuse la mort et finit par refroidir toute commisération mélancolique, faute de partager une commune réalité.

Sincère, comme une petite fille immature se racontant des histoires, Nathalie Rheims inspire l’amusement plus que la noirceur critique. Serait-ce pour cela que, sous le titre de cet ouvrage en couverture, est inscrit, par une étrange précaution, la mention « récit » lors même que ce livre est un journal. Les éditions Galilée -qui portent pourtant le nom de celui qui refusa d’abjurer devant une cosmologie obsolète- pourraient être tenues pour responsables d’une certaine impudence voire d’une dérive provisoire sur le fleuve tourmenté du commerce. A moins qu’il ne faille discerner là une infiltration plus majeure de l’immaturité dans le domaine des lettres et à ce titre cet ouvrage serait un formidable document d’époque : après le top-model de quinze ans incarnant la beauté impérissable de la femme plastique « parce qu’elle le vaut bien » et surtout le veut bien, l’impact publicitaire commencerait à toucher en profondeur les représentations artistiques offrant des produits toujours frais, aseptisés, en déniant mort et vieillissement. Célébrer en forme de littérature ce qui ne serait qu’une expression de l’angoisse propre d’un système terriblement narcissique, telle serait la nouvelle recette éditoriale pour expurger nos peines métaphysiques. Oui, le fossoyeur shakespearien ne serait donc plus de ce monde. Flatteuse recette pour vendre ! Mais à quel prix et quelles souffrances…

Pour ma part, j’ai lu ce petit livre-symbole en me remémorant la fiévreuse supplique de Baudelaire s’adressant à celle qu’il nomme « mon âme » dans Une Charogne. Il prescrit le souvenir de cette « horrible infection », cet « objet » auquel le sujet bien vivant se destine, pour vivre comme « ange » et « passion » plus que spectre et compassion.