Parmi les auteurs remarqués l’année dernière par la revue Granta dans son numéro Best of young british novelists, Monica Ali faisait figure d’exception : chose rare pour un premier roman, la revue publiait un large extrait de ce qui allait devenir Brick lane (titre original de Sept mers et treize rivières) et propulsait la romancière sous les projecteurs sans qu’elle n’ait jamais rien publié. Aux côtés de 19 autres auteurs de moins de 40 ans (parmi lesquels des pointures telles que Robert McLiam Wilson ou Zadie Smith), Monica Ali devenait un véritable phénomène éditorial, en plus de fournir un astucieux gage de bonne conduite à la revue britannique. Avec le battage médiatique préalable dont il a fait l’objet, Brick Lane pouvait difficilement être mal reçu en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Ses qualités ont certes été surestimées, mais Monica Ali s’est aventurée sur des voies peu ou mal explorées par la littérature contemporaine et mérite en cela d’être découverte comme une voix originale du roman d’outre-Manche.

Brick lane paraît donc en France sous le titre surprenant de Sept mers et treize rivières : signe d’une stratégie commerciale fumeuse (on pense à tort à un recueil de contes) ou simple fantaisie de l’éditeur, il reflète d’ailleurs assez mal le contenu du livre. Sept mers et treize rivières se déroule dans une cité HLM de l’Est de Londres. Il parle des femmes, de l’exil, de la refonte d’une identité. Son héroïne, Nazneen est une immigrée, l’une de ces silhouettes familières des grandes villes dont les sociétés d’accueil ignorent absolument tout, origine, langue, culture. Mariée à Chanu, un homme bedonnant plus âgé qu’elle et qui se berce d’illusions sur sa future ascension sociale, Nazneen vit dans un 2 pièces du quartier de Tower Hamlets, à majorité pakistanaise, à l’Est de Brick Lane. Aujourd’hui connue pour ses restaurants, cette rue du Londres cockney a été le théâtre d’émeutes raciales dans les années 90, auxquelles un chapitre du livre est d’ailleurs consacré. Les contacts de Nazneen avec le monde extérieur se réduisent aux histoires de son mari bavard et affable, aux visites de voisines qui deviennent vite envahissantes et à celles du Dr Azad, avec qui Chanu prétend entretenir une amitié qui n’existe pas.

Les premiers pas de Nazneen dans Londres sont parmi les plus beaux passages du livre. Monica Ali sait s’amuser au dépend des Britanniques, sans mépris mais sans clémence non plus. Le mutisme absolu de son personnage, son regard d’une lucidité extrême et son courage donnent au récit une pureté rafraîchissante. Lorsqu’elle s’aventure pour la première fois hors de son appartement, Nazneen est comme une somnambule, perdue dans les rues de l’East End, dans une ville qui ne la voit pas. Lorsqu’elle débouche finalement dans le quartier de la City, tout la distingue de la foule alentour : le rythme de ses pas, son ignorance des règles de la circulation, son accoutrement. Monica Ali réussit alors un tour de force remarquable : elle parvient à montrer, dans son égoïsme et sa cruauté extrême, l’écrasant anonymat qui entoure Nazneen, dont le regard, étrangement, ne perd jamais de sa douceur. Une fois le décor posé pourtant, le récit s’allonge et la narration s’essouffle. Comme souvent dans les premiers romans, Sept mers et treize rivières compte une centaine de pages en trop, qui rompent avec la précision et l’enjouement des cent premières. Les lettres d’Hasina, la sœur restée au pays, font office de miroir de la condition féminine des femmes immigrées en Occident. Mais elles sont aussi très longues, pour un message somme toute évident. Monica Ali, pour sa part, se défend d’être porteuse d’un quelconque message, qu’il soit politique ou social : elle assure lire peu de fiction britannique et ne croire qu’au « pouvoir du récit ». Les histoires « peuvent vous transformer », dit-elle, « mais quant à savoir si c’est toujours en bien, rien n’est moins sûr. Les contes religieux ont souvent un rôle dans le maintien des classes défavorisées au plus bas de la hiérarchie sociale ». Sans être féministe, l’écriture de Monica Ali est remplie d’une saine compassion, bienvenue dans le climat actuel d’incompréhension entre l’Occident et le reste du monde.