Non pas tant comme anti-prière (le satanisme et ses avatars artistiques) que comme non-prière, imprécation révélant ce que la nature et le sens ont d’immanent et de fini : c’est à ce programme pour le moins athée, à ce matérialisme le plus radical qui soit (le livre est sous-titré Matériologies I), que l’avant-dernier ouvrage de Michel Surya assigne la littérature. En onze chapitres, auxquels s’ajoutent une « entrée en matière » et une « annexe », le directeur de l’exigeante revue Lignes relit -et relie- plusieurs auteurs classiques de cette tradition anti-platonicienne, anti-idéaliste et, en fait, anti-transcendance, parmi lesquels on trouve Artaud, Blanchot, Klossowski, Kafka, Chestov, Dostoïevski, Kierkegaard, Nietzsche, etc. Mais c’est surtout à une généalogie caractéristique que Surya s’attache en particulier : celle unissant Sade à Bataille contre un certain hégélianisme, car celle-ci pousse à son comble, selon l’auteur, le débat essentiel de la finitude matérielle de l’humain (« le corps est à lui-même sa nature mortelle. Le corps est lui-même un dieu entré dans la mort ») et des conséquence de cette dernière sur la production littéraire (notamment dans les relations au mal et à la mort, que l’ouvrage analyse dans de magnifiques pages consacrées à Robert Antelme et à son livre, L’Espèce humaine).

Comme Blanchot, Surya tient Sade pour celui qui a le plus fait (au prix de sa liberté) et le mieux réussi non seulement à unir la pensée (comme philosophie) et le sensible (comme littérature) mais plus encore à faire qu’ils s’intensifient réciproquement, deviennent respectivement l’asymptote l’une de l’autre, et ce afin qu’une œuvre puisse le mieux possible : 1) connaître l’humain ; 2) le faire évoluer dans une certaine voie. Ainsi s’imbriqueraient dans ce programme deux moyens -l’excès constitutif de toute œuvre littéraire, et la rationalité propre au penser- dans le double but de produire épistémologiquement de la connaissance désentravée de préjugés, et de mettre à bas politiquement les tyrannies prétendant prédéterminer le monde. Cette assignation n’est pas seulement dirigée contre Dieu (Voltaire, malgré son appel à « écraser l’Infâme », reste dans des présupposés ontologiques hiérarchisant le « haut » du « bas », le « noble » du « vulgaire » (« l’inéliminable animalité » que Surya dénomme « hypermatérialisme »), et ce faisant, réinstitue ce qu’il prétend abattre). Elle l’est aussi contre tous les récits et les mythes institutionnels qui en tiennent lieu : « C’est bien plutôt au désir de Dieu que s’oppose Sade. »

L’un des mérites de L’Imprécation littéraire est de montrer comment ce double programme esthético-éthique se doit de demeurer celui de toute actualité artistique et littéraire consciente de sa situation -mais à quel point aussi c’est, par principe, difficile. Surya ne manque d’ailleurs pas, dans deux chapitres aussi lucides que courageux vu les consensus contemporains sur la question, de pointer sur deux récentes manifestations d’un même syndrome que l’on pourrait appeler la radicalité bien tempérée : la défense de Rushdie et la gloire spectaculaire de Guy Debord. Dans le premier cas, Surya analyse comment on défend d’autant mieux la liberté d’expression que celle-ci sait s’autocensurer, et surtout, qu’elle n’aspire pas, en tant que langage iconoclaste qui déchire les conventions, à produire une « vérité ». Dans le second, il déchiffre comment la récupération spectaculaire de Debord était inscrite dans ce que l’œuvre de celui-ci porte en elle de profondément téléologique et conservateur : « Debord agit en prestidigitateur, accusant de cette perte de l’unité la marchandise, de la même façon que tous les récits des origines en accusent une faute. Faute dont il tire, comme tous les prêtres, un pari misologique. »

Ne plus écrire pour pleurer, ne plus écrire pour prier ou pour se consoler des horreurs du vivant, mais écrire pour renverser cette configuration ancestrale de l’autorité -c’est-à-dire renverser la littérature elle-même, historiquement façonnée en meilleur allié des prêtres : c’est ainsi à un tel enjeu, décisif et perpétuellement contemporain, que nous engage ce livre remarquable.