Pour certains, le roman a pour vocation de sublimer l’existence. Le romancier s’efforce de représenter les épisodes douloureux de la vie de façon poétique, atténuée, ou mieux de les faire concourir à l’édification morale du lecteur. Il ressent l’exigence esthétique ou éthique d’ajouter délicatement un peu de bon sens et de vertu là où règnent en réalité le chaos et l’injustice, de ficeler un mensonge bienveillant aidant à faire passer la pilule. D’autres, comme Michel Houellebecq, pensent que décrire la vie comme une idylle reviendrait à prendre un peu les gens pour des cons. Le roman doit sonder, avec précision et sans ménagement, les plaies du corps social moribond. A cet égard, son deuxième roman, Les Particules élémentaires, semble procéder d’une démarche plus « scientifique », disons sociologique, qu’esthétique ; et l’approche du IIIe millénaire lui inspire un bilan et des perspectives extrêmement pessimistes.

Il retrace l’histoire de deux demi-frères, Bruno et Michel, confiés dès leur naissance à leur grand-mère respective. Nous sommes dans les années soixante et un mouvement de libération s’empare des mœurs. Leur mère, qui les avait conçu dans un moment de distraction, considérait leur éducation comme un obstacle à son épanouissement personnel. Bruno deviendra obsédé sexuel, dépressif et alcoolique, et accessoirement professeur de français. Michel sera un brillant chercheur en biologie à la libido plutôt végétative, plus intéressé en fait par les aspects cellulaires de la reproduction que par leurs modalités érotiques. Incapable d’éprouver le moindre sentiment pour ses semblables, il se réfugiera dans les mondes abstraits de la physique quantique et de la biologie moléculaire.
A travers ces deux existences consternantes, marquées par la solitude, la souffrance et le dégoût, Michel Houellebecq dénonce les méfaits de l’individualisme contemporain. La dislocation des liens familiaux et plus généralement sociaux, l’aggravation de la compétition économique et sexuelle causée par l’exacerbation du désir, l’effondrement des valeurs morales traditionnelles au profit d’un hédonisme égoïste et narcissique, sont autant de manifestations de cet individualisme libéral qu’il désigne comme le mal absolu. « En soi le désir […] est source de souffrance, de haine et de malheur » et l’individu en proie au désir est l’ennemi de l’humanité. Une perspective de salut inspirée par Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley se dégage néanmoins : le clonage produisant une société communiste fondée sur l’égalité biologique de ses membres, unis par une vraie fraternité.

Devant un tel tableau on pourrait craindre de sombrer dans une neurasthénie morbide. Fort heureusement, comme tous les grands pessimistes, Michel Houellebecq se révèle souvent étonnamment drôle. Son écriture est caractérisée par des changements de registre déroutants, des contrastes de styles très prononcés : le dramatique sombre inopinément dans le ridicule, le grave glisse vers le léger, le romanesque est relayé par des théories physiques ou des descriptions du comportement animal. Ainsi, à l’occasion du décès du grand-père de Bruno on assiste à un inventaire exhaustif des organismes nécrophages, Calliphora, Lucilia, Tineola bisellelia, « larves aux noms de starlettes italiennes », participant à la décomposition du cadavre. De même, la philosophie morale des héros de Pif gadget est rapprochée de celle de Kant, et discrédite celle de Nietzsche. Ce procédé assurément comique contribue également à supprimer toute hiérarchie, à tout égaliser et à mettre en évidence le nihilisme de l’époque, le naufrage des valeurs intellectuelles et morales. Michel Houellebecq, le provocateur à l’humour ravageur, est en fait un moraliste.