Ne vous fiez pas au titre, plutôt sucré, ni à l’illustration de la couverture, de la même eau : ce dernier roman du Canadien anglophone Matt Cohen, emporté à 52 ans par un cancer l’année passée, relève bien moins du drame sentimental que de la vaste fiction classique et familiale à l’américaine, étalée sur plusieurs générations et traitant, dans un décor moderne, de quelques éternels thèmes littéraires. Non sans une manière d’humour désabusé et violemment caustique un peu décalé qui incite l’éditeur français à évoquer, fort justement, Woody Allen comme incarnation potentielle de l’un de ses principaux protagonistes, Carl McKelvey. Carl fait son grand retour à West Gull, patelin paumé (684 habitants) en plein Ontario rural, lieu de l’enfance, des drames, des violences alcooliques et de son éphémère mariage avec Chrissy, qu’il quittera après lui avoir donné une fille. Les excès appartiennent au passé, les drames s’effacent lentement, l’heure est à la rédemption et au pardon, grandes questions qui planent sur le livre tout entier et en guident le développement : la petite communauté sait pourtant à quoi s’en tenir face à cet enfant du pays à la jeunesse agitée, et la méfiance volontiers haineuse de nombre de ses membres rendra difficile le parcours de Carl sur les chemins de la réhabilitation. A cette intrigue se greffent les tragédies passée et nouvelle, que Matt Cohen déploie avec une saisissante virtuosité. Tragédie nouvelle : celle que ne tarde pas à provoquer le nouveau mari de Chrissy, politicard local un brin véreux, prompt à passer ses nerfs sur son épouse et qui voit d’un drôle d’œil le retour de Carl. Tragédie passée : celle que l’on découvre avec l’introspection de l’ancien amant d’Elisabeth, la mère de Carl, disparue dans un accident de voiture non sans avoir marqué d’étrange façon les esprits de bien des hommes…

Inutile, parvenu à ce stade, de s’essayer à résumer plus avant l’enchevêtrement narratif imaginé par l’auteur, brillant scénariste, qui multiplie adroitement les tableaux pour mieux embrasser l’esprit et la dimension dramatique de cette histoire familiale et communautaire. Puisant son inspiration dans des thèmes battus et rebattus, mais qu’il s’approprie avec une réelle originalité, Cohen compose un tableau complexe, subtil et puissant sur le pardon, la vengeance, l’amour et l’oubli. La multiplication des points de vue (Carl, son père, l’amant secret, Chrissy) et des niveaux de l’histoire, distribués autour de l’énigmatique figure d’Elisabeth, mère et amante, n’altère en rien la limpidité de son style (la traduction est signée Katia Holmes), même si le roman aurait sans doute gagné à être plus bref. Drame sans pathos, chronique puissante sur plusieurs générations, saga familiale et communautaire de la meilleure facture où l‘âme de chacun est sondée avec un remarquable sens de la nuance, Elisabeth et après s’inscrit dans une grande tradition classique de la fiction américaine, tout en maintenant une manière de distance pudique et volontiers comique qui en fait l’originalité.