Tout commence aux premières heures de l’aube quand une femme, « les poings blancs et mouchetés de tâches de rousseur », s’agrippe à la rambarde d’un balcon, menaçant de se jeter dans le vide. C’est seulement quand l’homme dans la chambre, dans son pyjama blanc, se met à sangloter, qu’elle décide de ne pas le faire. Puis elle s’en va, emportant au fond de son sac à main une carte de visite au nom d’Adrian Weynfeldt. « Si jamais, en cas de besoin », lui dit l’homme au pyjama. En quelques pages, Suter pose l’atmosphère de son nouveau roman. Comme d’habitude, l’auteur va perturber un milieu ultra-policé, ici celui des experts en art zurichois, dont Adrian est un représentant illustre. Unique rejeton d’une richissime famille, membre éminent de la bonne société, Weynfeldt, 54 ans, homme « chaotique et foncièrement dénué de sens pratique », évolue dans des costumes sur mesure avec une grâce un rien surannée, entre les deux femmes qui organisent son existence : sa gouvernante, autrefois au service de ses parents, et son assistante boulimique. Il va d’un rendez-vous rituel à l’autre, tantôt avec d’anciens amis de ses parents (un cercle d’intimes plus âgés que lui), tantôt avec une cour d’artistes plus ou moins sans le sou, plus ou moins talentueux (tous plus jeunes que lui, qu’il entretient discrètement).

Mais, surprise dans sa vie parfaitement réglée, surgit un soir la rousse Lorena, ancien mannequin, fille perdue qui vivote entre deux contrats minables, et qui rappelle à Adrian son unique amour de jeunesse. Son entrée dans l’existence du vieux garçon s’accompagne (Suter aime brouiller les pistes) de la demande d’un ancien ami de la famille de mettre en vente un tableau du peintre Vallotton, Nu devant une salamandre. Weynfeldt accepte : l’histoire alors se complique. Il y aura vite deux Vallotton, l’un vrai et l’autre faux ; Lorena, quant à elle, s’acoquine avec diverses personnes plutôt mal intentionnées. De vieux amis décèdent. Des peintres sans génie sombrent dans l’alcool. La construction élaborée par Suter se complique. Faux polar, roman de moeurs, conte initiatique, étude sociologique, romance ? Le récit se double d’une étude psychologique particulièrement fine. Le très sérieux et rigide Adrian ne serait-il pas un doux rêveur idéaliste ? La cynique et vénale Lorena, trébuchant sur ses talons hauts, ne serait-elle pas restée une petite fille en quête d’absolu ? Rolf Strasser l’artisan de talent, aspire-t-il réellement à devenir un artiste complet ? Et Baier, l’homme ruiné, ne chercherait-il pas à tirer quelques ficelles pour régenter son monde ? Tous les personnages dissimulent ici une part d’ombre ; tous, surtout, sont à un moment clef de leur existence.

Suter est décidément un maître es manipulations, à l’humour glacé, à la précision implacable. Le Dernier des Weynfeldt confirme son talent de metteur en scène. Et la publication en parallèle du très bref Business class, une sélection de chroniques sur la vie de l’entreprise, publiées entre 1992 et 2004 dans divers hebdomadaires suisses-allemands, permet de savourer son roman avec un plaisir accru, tant leur causticité et leur méchanceté assumée, jamais dénuée d’un humour grinçant, mordant, donnent envie d’aller se réfugier dans les calmes sphères helvètes du monde merveilleux de Weynfeldt – un monde où, quoiqu’il puisse arriver, on sent bien qu’un certaine forme de perfection reste de mise.