On ne sort pas indemne de la lecture de cette chose inqualifiable. Et pour cause, La Maison des feuilles est une expérience littéraire inédite à laquelle nul n’est vraiment préparé. On pourrait certes évoquer Borges pour les jeux formels, Burroughs pour le cut-up, Joyce pour certains des monologues intérieurs ; mais aucun des ces illustres écrivains n’a semble-t-il joué sur tant de registres à la fois, ni poussé la virtuosité, l’inventivité et l’imaginaire à un tel degré d’intensité. Il n’y a d’ailleurs qu’à survoler rapidement la chose pour aussitôt s’apercevoir qu’on a visuellement affaire à un bordel labyrinthique des plus inouïs (typographie hallucinée, changements de polices, inversion du sens de la lecture, etc.). Les plus sceptiques diront, à ce propos, qu’il ne s’agit là que d’un délire pseudo avant-gardiste de plus. Bien entendu il n’en est rien : tout est diaboliquement mis en oeuvre pour aspirer le lecteur impuissant dans l’univers cauchemardesque de l’auteur et de ses personnages.

Johnny Truant découvre le manuscrit d’un vieil aveugle, Zampano, quelques jours après sa mort ; manuscrit qui traite, avec une érudition qui confine parfois à l’académisme pédant (l’humour borgésien n’est pas loin), d’une sorte de film « amateur » à la renommé mondiale : The Navidson Records. Tourné par un photographe célèbre (Navidson donc) lors de son emménagement -avec femme et enfants- dans une nouvelle baraque en pleine campagne, le reportage abandonne très vite le ton de l’idylle familiale au profit du film d’horreur. La raison de ce basculement est aussi incroyable que terrifiante : la maison est plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur et chaque jour la famille y découvre, pétrifiée, des couloirs obscurs qui n’étaient pas là la veille (le rapport à l’espace est un des enjeux essentiels du roman). Jusque-là nous sommes encore dans le domaine du « raisonnable » -même si nous ne dévoilerons rien de la tournure de l’histoire proprement dite. Le lecteur avale d’énormes couleuvres sans s’en rendre compte, d’autant plus qu’il finit par être persuadé que les cultissimes, et surabondamment commentés, Navidson Records existent réellement.

A cette trame invraisemblable viennent surtout se greffer plusieurs niveaux narratifs qui complexifient, toujours à bon escient, ce roman en forme de poupée russe : les annotations de Zampano lui-même ; celles de Truant (on découvrira au fil de ces digressions interminables que Johnny est tout bonnement fou, que la lecture de la Maison des feuilles aggrave sa folie et qu’il commence par douter des intentions de Zampano) ; celles de l’éditeur (la version française exige aussi les commentaires du traducteur), etc. Plus qu’une multiplication du récit, ces nombreuses strates narratives trimbalent le lecteur d’un état mental à un autre, malmènent sa perception de l’espace, l’obligent à disperser son regard puis à se concentrer sur un seul point dans un but bien précis : lui faire entendre la polyphonie du chaos. Tout bonnement génial.