Certaines maisons d’édition feraient bien de surveiller de près leurs iconographes. Le fait de montrer en couverture les phalanges d’un squelette pressant les pistons d’un saxophone sur un fond bleuté de boîte de nuit avec reflets de lumière sur le métal argenté de l’instrument serait-il une stratégie de filtrage, destinée à écarter les lecteurs trop esthétisants et à ne garder que les meilleurs ? On en doute, d’autant que les quatre nouvelles et le court roman de ce recueil ne sont pas à proprement parler des nouvelles de science-fiction, ce que laisseraient pourtant penser ces désastreux effets graphiques.

Lucius Shepard est l’un de ces Américains qui avant d’écrire, ou tout en écrivant, ont goûté à tous les métiers et à tous les pays. Un parcours fortement diversifié que l’on retrouve dans ce recueil pour le moins « éclectique » puisque aucune de ces nouvelles n’a un quelconque rapport avec sa voisine, si ce n’est dans les ouvertures que ménage systématiquement la narration à un lecteur souvent perplexe. Un critique musical sublimé, un boxeur en rupture de ban, un trafiquant international et un tueur pas vraiment pourri, tels sont les protagonistes de ces nouvelles d’une trentaine de pages chacune. En fait, s’il faut chercher un dénominateur commun à ces textes, nous dirons qu’ils se déploient toujours autour des mêmes questions essentielles, contradictoires et pourtant essentielles : comment aimer ou désaimer, comment mourir ou comment tuer, comment se construire ou s’anéantir, et comment savoir que le moment est venu ? Ces nouvelles dérangent mais le style, impeccable, tour à tour direct et métaphorique, accroche à tous les coups le lecteur : « La pute caresse les épaules de Mears, son cou, et il sent à quel point ses muscles sont noués, comme des tumeurs dures. Il lui faudrait donner mille crochets du gauche pour venir à bout de cette tension, mille impacts bien fermes pour expulser les ferments de peur qui y sont logés » (« La bête des terres intérieures »).

Les comparaisons touchent au but, savoureuses et presque tangibles : « Elle allait débarquer d’une minute à l’autre, éclatante, toute souriante, tortillant du cul ; elle jetterait son sac et son manteau n’importe où, lui donnerait un petit baiser désinvolte, lui demanderait si son article avançait… et pendant ce temps, son moteur sexuel se refroidirait, égrènerait ses derniers cliquetis de chaleur comme une voiture dans le silence d’un garage, tandis que d’ignobles sucs suinteraient d’elle » (« Petite musique de nuit »).
Enfin, lorsqu’il s’agit de voyager un peu, on sent le poids du vécu, les visions chatoyantes pouvant se changer en un clin d’œil en un tableau nauséeux, témoin cette transfiguration des pyramides de Gizèh, de l’évocation sublimée -« Dominant les sables couleur de lion, leurs pans exposés au soleil flamboyaient dans une gamme orangée, comme si, par magie, la nuance originale du calcaire venait d’être rétablie, tandis que les ombres des parties tournées vers l’est s’enfonçaient dans un bleu mystérieux tirant sur un mauve presque pourpre, comme le sang de la Rome impériale »- à l’écœurement du prosaïque : « Cette fois-ci, envahies de touristes, s’élevant vers un ciel couvert oppressant, c’étaient les pyramides qui paraissaient diminuées : trois empilements d’un brun morne comme les déjections symétriques de quelque bête étrange et titanesque » (« Tous les parfums d’Arabie »). A condition de déchirer la couverture dès l’achat et d’aimer les choses troubles, on ne s’endormira pas devant cette « petite musique de nuit. »