Une citation de Tacite donnée en exergue résume la profondeur et l’étendue de l’affaire : « D’où il est permis de rire de ceux qui, dans leur folie, croient que leur pouvoir présent pourra éteindre la mémoire dans la génération qui suit. Le génie, au contraire, quand on le proscrit, gagne en autorité, et ni les rois étrangers ni ceux qui ont usé des mêmes services qu’eux n’ont rien obtenu que honte pour eux-mêmes et gloire pour leurs victimes. » On pourrait s’en tenir là.

Cet épais ouvrage universitaire peut allécher par la saveur de ces noms qui ne s’inventent pas : Drouart la Vache, Adénulphe d’Anagni, Avicebron, Robert Grosseteste le fameux (à qui l’on doit, pour partie, le réjouissant principe de l’universelle fainéantise : « La nature agit selon le plus court chemin possible » ; ou encore cette surprenante assertion : « La lumière née de Dieu forme une masse égale à la machine du monde… »), Pierre de Tarentaise, etc. Puis l’indépassable et fâcheux Etienne Tempier, évêque de Paris, qui le 12 mars 1277 (date à retenir) condamna -entre autres- St Thomas et le thomisme, rien de moins, à partir de ce qu’il croyait en avoir compris, c’est-à-dire pas grand chose. Cette intervention de Tempier aura un retentissement considérable, puisque même Descartes, en 1644, devra supporter l’accusation d’avoir enfreint la condamnation parisienne dans ses Méditations… Etienne Tempier, c’est l’écraseur de doigts, le pressoir à olives. Le réjoui de voir que la machine à censurer fonctionne et qu’elle est bien huilée, la burette en main. Qui ne s’en lasse pas, ni ne s’en prive… Le père du Père Ubu si vous voulez, gros cul et petite tête, fier comme un dindon avec une plume de paon dans le fion. Il est vrai que lorsqu’on accède à un tel poste de responsabilité, on a quelques raisons de se rendre vétilleux et prudent quant aux assises de son pot de chambre. Ou l’art de devenir paranoïaque jusqu’à la colique. Donc, on écrase pour ne pas être écrasé, et l’on censure pour montrer que l’on existe. Une manière comme une autre de se faire un nom dans l’Histoire, après tout. Le jour où un spécialiste courageux et malveillant s’attellera à tracer l’histoire des Institutions politiques et religieuses, il léguera à la postérité un admirable trésor d’humour noir et bilieux. De quoi grincer des dents, crever de rire et de rage.

Ce n’est ici malheureusement pas le cas. La chèvre et le chou sont ménagés avec une ruse de Jésuite Normand, et le loup-garou se fait cirer les chaussures. « Parler de condamnations quotidiennes est certes une exagération, mais la fréquence des interventions de la censure à Paris aux XIIIe-XIVe siècles est un fait historique indéniable. » Nuançons, modérons, relativisons : 1) s’il n’y avait pas eu de censure, ce livre n’aurait pas été écrit ; 2) cependant, mes amis, c’est précisément parce que la censure a été un facteur de progrès, un stimulant, un roboratif. Autrement dit : si l’on ne vous tapait pas sur les doigts avec un marteau, vous ne crieriez pas « Ouille ! » ou « Aille ! » (langue d’Oc, ou langue d’Oïl). Vous continueriez à roupiller avec les cochons, à vous enfiler de larges rasades de vin rouge, à roter sans mettre la main sur la bouche, et à trousser les jupes des filles ; ou bien vous vous autoriseriez à écrire des balivernes tel Boèce de Dacie : « Celui qui est plus parfait en la béatitude, dont la raison nous apprend qu’elle est possible en cette vie, celui-là est plus proche de la béatitude que la foi nous fait attendre dans la vie future… » Grave.
En clair : sans la censure, pas de civilisation, et sans civilisation, pas de progrès. CQFD. La censure, c’est le divin petit aiguillon de la peur, qui fait appel au silence (que l’on nommera en pontifiant : prudence), à la délation, qui vise surtout l’autodiscipline, les Institutions n’ayant jamais eu assez de deniers pour embaucher un policier par citoyen. Aucune censure n’a en effet jamais argué que c’était en vue du mal qu’elle opérait, évidemment.

Ce travail érudit et sérieux (sources nombreuses reproduites en latin) n’intéressera malheureusement que les spécialistes. L’auteur présente et oppose les diverses thèses des médiévistes, puis donne sa propre position. Grosso modo : les « intellectuels » de l’époque vivaient dans une prison dorée. Ils étaient libres, sans l’être tout à fait. La censure frappait par divers moyens (exposés). Les condamnations ecclésiastiques portaient sur des interprétations et des méthodes de lecture, plus que sur des textes d’auteurs. Lorsqu’une sentence était prononcée, elle était peu efficace. La preuve : la multiplication et la réitération des opérations de censure, celles-ci étant toujours, en fin de compte, peu respectées. La censure a bien aidé, a contrario, le développement de la recherche et de la pensée, quand elle n’a pas créé elle-même les hétérodoxies, les formulant à partir de textes qui ne les contenaient même pas. De toute façon, les définitions de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie étaient assez vagues et élastiques, la légitimité des sentences ayant été très souvent discutée par les plaignants. Chaque petit épicier défendait son petit commerce, et tout ce petit monde avait bien raison. Conclusion : Vive le consensus qui ne fâche personne. Les mystères de la dialectique sont impénétrables.