28 livres, 300 nouvelles, une pluie de distinctions et l’admiration de pairs de la trempe de Michael Ondaatje et Russel Banks (qui traverse ces jours-ci l’océan pour appuyer la sortie du livre et se fendre de ce genre de compliments : « Une voix si personnelle et si aiguë qu’elle réussit, le temps d’un sourire à peine, à vous changer la vie ») : Leon Rooke n’est assurément pas le moindre des écrivains nord-américains (né aux Etats-Unis, il est établi depuis longtemps au Canada), qui voit aujourd’hui ses romans inclus dans toutes les anthologies, portés à l’écran (A Good baby) et, enfin, à la connaissance du public français. C’est toutefois en demi-teinte que débute sa carrière hexagonale : bien qu’entraînante, sa Chute libre (le dernier de ses romans parus outre-Atlantique) peine à séduire, malgré son humour tendrement caustique et son indéniable inventivité.

Dans de brefs paragraphes semblables aux bornes kilométriques d’un road movie, il raconte les périples croisés de deux voitures : dans l’une, une femme (Joyel, 35 ans), à ce point fatiguée de la vie qu’elle a pris la clef des champs voici un an, abandonnant sur place sa petite famille ; dans l’autre, son mari (Raoul, 40 ans) et leur fille (Juliette, 11 ans et un sacré tempérament) parcourent le continent dans l’idée de lui mettre le grappin dessus et de la ramener au bercail. Rencontres d’un soir, paysages en défilé continu, motels plus ou moins chics et ruban d’asphalte : Rooke joue sur le temps, multiplie les saynètes en y cachant autant d’indices révélateurs, donne forme et fond à des personnages finement incarnés (le portrait de Juliette, adorable Lolita d’une invraisemblable maturité, n’est pas le moins réussi du livre), manie les symboles avec une incontestable maestria. Reste que, curieusement, on se lasse assez vite : réveillé ici et là par les libertés que prend l’auteur avec les formes (interpellations, jugements décalés et autodérision par kilos : Rooke connaît son affaire et possède un ton, disons, singulier), on se rendort doucement au rythme des patelins traversés et de dialogues père-fille rapidement répétitifs. Phébus promet d’autres traductions dans les mois à venir : partie remise, donc.