Deux traductions convaincantes auront suffi à placer Kevin Canty dans la meilleure partie du répertoire subjectif de nos lectures américaines : conjugués à un style sobre et incisif, son regard écœuré sur son continent (« une machine à pop-corn qui ne soufflait plus que de l’air froid », écrivait-il dans l’une des nouvelles du recueil Etrangère en ce monde), la violente précision de ses portraits et son goût pour la désolation crasse du petit peuple des mobil homes font de lui l’un des plus enthousiasmants (si l’on peut dire) successeurs de l’inévitable Raymond Carver, dont il recommande probablement lui-même la lecture à ses étudiants en littérature de l’université du Montana. Son objectif reste invariablement braqué sur les mêmes thèmes dans ce long roman rythmé où une poignée de personnages, dépeints avec une invraisemblable minutie, regardent la vie leur filer entre les doigts et cherchent une improbable issue : plaies mal cicatrisées, deuil inachevé, rupture d’espoir et mort en ligne de mire sont au programme d’une fiction au classicisme presque excessif, sauvé par une maîtrise exceptionnelle de l’écriture et de la construction, jusque dans un jeu de symboles qui constitue sans doute sa plus grande richesse.

Paysage d’hiver, soleil pâle et froid glacial : Marvin roule dans sa camionnette sur une route enneigée et déserte du Montana, où il espère se ranger et, surtout, tirer un trait sur l’alcool. Un cheval ensanglanté agonise sur le bitume, une Cadillac noire éventrée devant lui ; Marvin en extirpe le riche sénateur Henry Neilhart, sans imaginer que ces quelques minutes de secourisme, en l’introduisant dans l’entourage du vieil homme, infléchiront irrémédiablement le cours de son existence. Caméra numéro deux, dans une berline lancée à pleine vitesse sur l’autoroute : Justine, la petite fille du sénateur rêve à un autre monde et se demande si elle oubliera un jour que son fils de quatre ans est mort dans un accident de voiture. Les trajectoires se croisent puis s’entremêlent : de l’accident naît une passion ambiguë et tourmentée entre l’héritière brisée et le bûcheron aux tendances autodestructrices, dans un scénario aussi bien fichu que conventionnel. Restent un style (sobre, rigoureux, efficace) et un savoir-faire (magistral) qui font de cet épais roman à l’histoire presque banale une puissante méditation sur deux tons contrastés, entre une thématique oppressante profondément noire et l’immensité blanche du Montana hivernal que l’auteur a choisi pour décor. Construit sur une série d’oppositions splendidement mises en relief, il bénéficie en outre du rythme étourdissant de l’écriture d’un auteur capable de sonder au plus profond des âmes sans jamais perdre le souffle qui s’étend de la première à la dernière page. Ce souffle inépuisable qui transforme une longue love story pas très originale en une fiction superbement maîtrisée, dans la plus pure tradition américaine.