Keith Ridgway ne perd pas de temps. Il y a quelques mois, on découvrait Mauvaise pente, un premier roman puissant et limpide où, en prenant à bras-le-corps quelques sujets difficiles (deuil, culpabilité, morale), cet irlandais né en 1966 donnait déjà l’impression d’un écrivain confirmé. Le livre lui valut le salut de quelques pairs (Cólm Toíbín et Colum McCann ne firent pas mystère de leur admiration pour le talent de leur cadet) et, en France, un prix Femina bien mérité. Avec Puzzle, il passe à la vitesse supérieure et, avec une maestria pour le moins confondante, compose un formidable tableau dublinois dont l’ambition et la complexité laissent coi. 550 pages, quatre personnages principaux (cinq avec la ville elle-même), une foule de seconds rôles, une intrigue à facettes multiples qui se rassemblent au sommet comme dans un thriller impeccablement huilé, des sentiments, du sexe, de la violence, de l’humour : ça pourrait ressembler à une superproduction grand public, c’est avant tout un grand roman anglo-saxon d’aujourd’hui, aussi bien écrit que construit, qu’on s’enfile à toute allure malgré son poids.

Quatre héros, donc, dont Ridgway scrute les âmes avec une inlassable minutie : une veuve richissime en phase finale de maladie ; une romancière à succès obèse qui partage aujourd’hui sa vie ; un animateur radio quadragénaire, divorcé, excessif et attachant ; son assistant, 20 ans et quelques, homosexuel, grand amateur de saunas gays mais pas toujours très à l’aise quant aux décisions qu’il prend, dans tous les domaines. Autour d’eux, une galaxie de personnages peuple le roman et lui donne sa chair : un jeune prostitué, une dénicheuse de scoops anglaise vaguement allumée, une voisine totalement barge, le fantôme du patron d’un géant de l’industrie pharmaceutique, un fils adoptif véreux, des domestiques amateurs de revues porno. Et en arrière-plan, héroïne silencieuse et ambiguë, Dublin, à laquelle Ridgway consacre sans doute les plus belles lignes de son livre : « Dublin. Nom propre pluriel. Il y a le Dublin des riches, naturellement, et le Dublin des pauvres. Comme partout. Mais il y a plus que cela. Un million de chats dans un sac, sur le bord de la rivière. La rivière ivre qui titube. Gorgée de l’eau de des égouts de Saint James’s Gate. Vomissant les traces de peinture et les raclures moisies qui remontent des landaus submergés et des caddies de supermarché. Le noyé qu’on repêche, la femme assassinée, l’enfant disparu. La voilà, la rivière. Alors combien y en a-t-il, au juste ? Dix-sept ? Soixante-dix-sept ? Deux ? ».

De la capitale irlandaise, il fait visiter les bas-fonds et les environs, les restaurants chics et les quartiers chauds ; décor de choix pour une pièce raffinée que l’on voit se construire pièce à pièce (titre original : The Parts), au fur et à mesure qu’avance la trajectoire de chacun des personnages (symbolisés, en tête de chapitre, par une icône graphique). Par son sens du détail et la précision de son style, Ridgway parvient à véritablement donner corps à ses personnages ; là n’est pas la moindre prouesse de cet excellent roman auquel on ne reprochera que sa tendance à vouloir parfois en dire trop (quelques plans serrés sur la vie intime des héros gays pas forcément utiles, des longueurs rares mais pesantes). Pour le reste, Ridgway a de l’imagination, il sait surprendre, être drôle, il captive comme peu savent le faire, il maîtrise admirablement bien son affaire, et donne ici et là des paragraphes d’une parfaite beauté. Bref, l’Irlande compte un nouvel écrivain de grande envergure. Un de plus.