Une île caillouteuse battue par les vents ; des sites de plongée remarquables ; le calme. Voilà Lanzarote, « gigantesque gravière. Des collines d’un brun grisâtre au creux desquelles semblaient reposer des restes de neige. Un paysage sans végétation notable ». Sven a quitté l’Allemagne et « c’est précisément pour son absence de coquetterie qu’il a d’emblée aimé cette êle ». Avec sa compagne Antje, amie d’enfance, il s’est installé au bout de l’île, au bout du monde, à Lahora, village fantôme. « Lahora ne possédait aucun plan de construction. Aucun nom de rue. Aucune canalisation. A part Antje et moi, Lahora n’avait même aucun habitant réel. C’était un mélange de chantiers interrompus et de ville fantôme, une variation autour de la frontière invisible séparant le pas encore achevé du déjà délabré ». Ils ont installé là leur école de plongée, et accueillent des touristes. La vie suit son cours, monotone. Jusqu’à ce mois de novembre, quand débarquent Jola et Théo, couple de berlinois, elle comédienne de série B, lui écrivain en panne d’inspiration.

 

Le décor est planté, les personnages sont en place. Juli Zeh élabore alors un thriller psychologique, jeu de manipulation retors, huis clos contraint par la mer. Jola étale ses charmes ; Sven renonce à ses idéaux ; Théo observe ; Antje craque. Là où le jeu se fait subtil, c’est dans la double narration de l’auteur : celle de Sven, qui revient a posteriori sur l’ensemble de l’aventure, et celle de Jola, dans son journal de bord. Les regards croisés des deux protagonistes n’ont pas grand-chose à voir : difficile de dénouer le vrai du faux. D’autant qu’il manque le témoignage direct de Théo, dont on pourrait attendre plus : c’est lui l’écrivain. Contraint au silence, il apparaît comme l’ultime manipulateur.

 

La réussite de Juli Zeh tient dans la parfaite adéquation entre l’esprit du texte et son cadre. L’étrange liberté offerte par la plongée et son corollaire de contraintes, le lien des corps unis par l’eau. Le roman étouffe autant qu’il évade, offrant le silence et le vent, la tempête et l’obscurité. Le refuge de Sven devient sa prison, la provocation et les jeux de pouvoir heurtant de plein fouet sa coque de solitude, son abri illusoire.

 

Ultime perversion du texte : la dimension hasardeuse de l’aventure. Livrée sur papier, elle paraît avoir été écrite à l’avance ; or, elle n’existe que par la nature des lieux et des personnages, imprévisible. Un autre moniteur de plongée, un autre village : Jola et Théo, pour machiavéliques qu’il soient, joueraient une toute autre comédie. C’est un sentiment d’impuissance, tenace, qui domine le roman. Juli Zeh maîtrise le temps, maintient l’attente jusqu’au bout, sans rien lâcher. Décompression est un roman qui porte mal son nom, et qui embarque jusqu’à ses derniers mots.

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