José Carlos Somoza fait dialoguer les corps, les expose, les maltraites et en bouleverse la secrète ordonnance ; il choisit pour cela une écriture distante, une narration froide, un éloignement volontaire qui laisse le champ libre à l’ironie, glaciale et teintée d’un fantastique qui n’est pas sans rappeler celle de certains de ses confrères sud-américains. Au cœur du récit, l’image, son impact sur nos esprits, sa modification selon nos désirs. Les variations sur le thème semblent infinies. Dans Le Détail, une forme chimérique se modifie à l’envi ; avec La Bouche, on contemple un vertige du néant. Peu importe : il s’agit toujours de nos corps, de notre dégénérescence, des symboles que nous accolons au monde. Une logique poussée à l’extrême dans Clara et la pénombre, enquête de presque 600 pages qui met en scène d’étranges déviances, de curieux fantasmes. Somoza y confronte notre conscience de l’image, de l’art et de la représentation des choses à une société mercantile et à sa non-éthique, à la remise en question du statut même d’être humain. Les corps peuvent-ils encore parler ? Et si non, jusqu’où peut mener la soif de créer ?

Dans Clara, tout est histoire de clairs-obscurs, entre dissimulation et éclairages trop crus. Marché de l’art, 2006. On a tout essayé peut-être, jusqu’à sortir des normes en vigueur depuis des siècles. L’art est maintenant hyperdramatique. Les toiles sont des corps, façonnables à loisir, apprêtés pour les oeuvres qu’ils incarnent, exposés, vendus, remplacés, pérennisables à volonté. Corps toiles, corps objets. Tous les repères ordinaires sont bouleversés, la vie perd toute valeur au profit de l’œuvre et du voyeurisme des amateurs. C’est là toute l’horreur et toute l’ambiguïté du roman. Clara en est le symbole lumineux, peinte par le maître Van Tysch, dont les toiles les plus célèbres sont méthodiquement mises en pièces. Le coupable ? « L’Artiste ». Il détruit, c’est-à-dire assassine, « parce que l’Art qui survit est l’Art qui est mort… Si les figures meurent les œuvres perdurent… ». Qu’est-ce qui fait la valeur, la beauté d’une chose, sinon sa rareté ? On pénètre des cerveaux hallucinés qui ne vivent et ne pensent plus que gloire et immortalité factice, à moins qu’il ne s’agisse simplement d’egos démesurés. Mais que deviennent les corps, dans cette arène où on ne juge que de la valeur d’une œuvre, en aucun cas de celle d’un homme ?

Avec ces trois histoires, Somoza s’amuse à nous projeter dans un grand miroir, réveillant de curieux reflets. Les nôtres, à moins que ce ne soient ceux que veulent bien nous renvoyer nos semblables. Les extraits d’Alice, exergues de chapitres aux quatre coins du roman, ne sont certainement pas là par hasard. Dans nos sociétés semble se mouvoir un gigantesque magma qui fait de nos cauchemars d’horribles réalités. Comme dans La Bouche, dont l’existence pousse le narrateur à d’étranges réflexions, à la contemplation de « ce trou vide et nul, cette absence de ma chair et de mon corps… Bouche ouverte et infinie du silence absolu par lequel je parle même si personne n’entend ». Ou dans Le Détail, où l’on poursuit les mutations d’une étrange figure malfaisante. Autant de façons de retourner le monde, pour voir l’envers du décor.