Unanimement salué par la critique comme le grand roman de Jonathan Lethem, Chronic city, dans le cadre d’un Manhattan réel merveilleux sous la neige au mois d’août, noyé dans un brouillard au parfum chocolat, et aléatoirement détruit par un tigre géant, présente pourtant un fort goût d’inabouti qui fait regretter ses chronique brooklyniennes habituelles, marques de fabrique new-yorkaises de l’Américain.

Le roman est d’une ambition extrême. Sur une trame narrative qui confine à l’absurde, Lethem s’attaque au mythe new-yorkais qu’il déconstruit savamment, à grand renfort de références culturelles underground, de clins d’œil appuyés à l’histoire de la ville et à son actualité, sans oublier évidemment le 11-Septembre : dans Chronic city, les tours sont invisibles, noyées dans le brouillard, et les attaques du tigre qui frappe aléatoirement ont comme un parfum de terrorisme. Sur cet arrière plan déjà chargé, l’histoire n’est pas moins alambiquée. Il y est question d’un ex-enfant star devenu grand, Chase Insteadman (il va de soi que ce nom de personnage principal n’a pas été retenu par hasard) ; de sa rencontre avec Perkus Tooth, ancien critique rock de Rolling Stone à la culture encyclopédique, paranoïaque, semi clochard ; de son histoire d’amour ultra-médiatisée avec une astronaute cancéreuse prisonnière en orbite sur la station spatiale internationale ; de sa liaison torride avec une écrivain de l’ombre, nègre pour célébrités en passe d’être oubliées, Oona Laszlo ; de leur quête commune de chaldrons, des vases en céramique, objets d’un culte très particuliers dans un Second life réinventé, Yet another world. Ajoutez à cela des aigles, des fast foods, une théorie du complot soignée, Marlon Brando, Cassavetes, Norman Mailer, les Gnuppets, des livres illisible, des films irregardables, de petites boîtes de marijuana en acrylique aux douces appellations : Chronic, Funky Monkey, Mack Daddy, deux versions du New York Times, une avec, l’autre sans guerre, des œuvres d’art conceptuelles, des maisons de chiens, des SDF informatisés et des dîners huppés à la superficialité toute mcinernienne, et la trame narrative élaborée par Lethem s’égare dans cette ville qui tient de plus en plus du cauchemar.

La vacuité des personnes, des lieux, et l’incertitude, l’impossibilité de considérer la moindre chose comme acquise, définitive, contribuent à l’instauration d’un malaise – voulu par l’auteur – qui transforme New York en une autre cité, réinvente l’Upper East Side avec une irréalité discrète, décalée, insidieuse, artificiellement renforcée par la galerie de personnages caricaturaux, façons figures de foire, érigée par Lethem. La ville qu’il recrée s’assied sur son socle d’obsessions, de rêveries, de fantasmes, d’extravagances. Derrière le voile de brume qui noie la cité, tout semble possible en même temps que tout se dissout. Le récit brille surtout par l’incontestable élégance du style, l’élaboration soignée d’un enchaînement de monologues et conversations interminables recomposant la narration et obéissant aux exigences tant de la tragicomédie que du pastiche romantique. Mais la multiplication des focus retenue par Lethem alourdi le ton, transforme le roman en pur exercice intellectuel, en jeu de pistes complexe, où il faudrait traquer les références pour obtenir une vraie vision d’ensemble des thématiques abordées. Le concept d’« hysterical realism » trouve ici une parfaite illustration : Lethem livre un grand roman, ambitieux, aux personnages inconsistants, et noyé par ses interminables digressions. Le plaisir de lecteur, relégué très en arrière plan, en prend un coup.