Saint-Sulpice. Église monumentale encore inachevée abritant un chef-d’œuvre de la littérature picturale religieuse : La Lutte de Jacob avec l’Ange. C’est à partir de la découverte de ce « théâtre » où se joue l’épisode biblique de la traversée de Yabboq (Jacob triomphant étrangement de l’émissaire de Dieu) que Jean-Paul Kauffmann entreprendra une généalogie de l’oeuvre proprement fascinante de Delacroix. Généalogie qui constitue surtout ici le prétexte idéal à une exploration idiosyncrasique de la Chute, de la possibilité de la Rédemption et de l’identité. Imprégnation des lieux, captation des senteurs, réminiscences révélatrices, tout est ici magistralement orchestré au profit d’une traque proustienne du temps (« la filiation des événements perdus m’obsède »), ce temps tumultueux où le peintre du « plaisir et de la souffrance » (Baudelaire) composa une fresque épuisante, qui se nourrissait autant de sa biographie personnelle que d’une mécanique strictement imaginaire. Tout au long de cet essai tentaculaire (l’analyse concerne, par exemple, aussi bien le Journal du peintre que les compositions de ses contemporains), l’auteur s’emploie à décrypter, indice après indice, la vérité métaphysique de la Lutte. Depuis la chapelle des Saints-Anges jusqu’au village des origines paternelles du peintre, l’intention de l’œuvre est méthodiquement dévoilée, grâce notamment à une langue qui retranscrit parfaitement les ressorts de la perception. Rien de ce qui aurait pu motiver la conception de la fresque n’échappe à ce travail de persécution du passé : la vérité est un vaste tissu de résonances souvent invisibles.

L’enquête minutieuse développe presque simultanément trois perspectives qui finissent par se superposer : l’église de Saint-Sulpice, sa théâtralité imposante, sa luminosité limpide qui contraste avec sa vie souterraine ; l’artiste et ses propres tensions internes (flou autour de l’identité de son père, la matière forcément troublante de l’œuvre) ; et enfin position d’un narrateur en proie aux mêmes doutes, aux mêmes obsessions que l’objet de ces recherches. L’épreuve imposée à Jacob dans ce récit biblique s’applique en réalité à tous les fils -originellement pécheurs- de Dieu. Et ce combat spirituel de chacun avec l’Ange incarne une forme de délivrance improbable, une victoire éventuelle sur l’ironie du Père, un déicide métaphorique. L’exil intérieur permanent, l’irréductible dualité du corps et de l’esprit, le poids de la culpabilité ne s’apaisent ainsi qu’après avoir franchi l’obscurité de son propre Yabboq. Remonter aux origines équivaut finalement à un succès provisoire contre la mort, un point de départ vers une nouvelle vie. La Lutte avec l’Ange s’apparente autant à une investigation biographique transversale de Delacroix qu’à une projection  » autobiographique  » autour des interrogations soulevées par la fresque de Saint-Sulpice. Et pour reprendre un mot de Céline, nous dirons que cet essai foisonnant, et très moyennement propice aux commentaires ramassés, « pose une question », voire plusieurs. Un livre éminemment métaphysique en somme.