1949. Pendant qu’une poignée de militants social-barbares accouche, quelque part dans Paris, de la lumineuse théorie de la bureaucratie qui leur vaudra rétrospectivement une gloire de pionniers extralucides, un singulier lauréat du prix Renaudot se lance dans la rédaction d’un roman étrange et biscornu dans lequel un héros esseulé se trouve soudainement plongé dans l’envers d’un cauchemar administratif climatisé aux mécanismes infernaux. Le livre paraîtra en 1953 aux éditions Corrêa, connaîtra l’obscur destin des œuvres vite oubliées et, malgré une traduction anglaise qui lui offrit quelques mois de présence chez les libraires américains, ne bénéficia d’aucune réimpression ; ce sera aussi le dernier roman de Jean Malaquais et, pour ne pas oublier un brillant essai consacré à Kierkegaard au début des années soixante-dix, sa dernière publication.

Orchestrée par Phébus, la réédition de ses textes a permis de faire connaître le curieux itinéraire de cet immigré juif polonais arrivé à Paris dans les années trente et qui, entre les travaux de peine dont il tirait de quoi se chauffer, avait trouvé le temps d’incendier Gide à propos d’une phrase en trop repérée dans son Journal ; s’ensuivit une amitié et une correspondance désormais connues, poursuivies à travers les aléas de la guerre, de la clandestinité et de l’exil sud-américain auquel il lui avait finalement fallu se résoudre. Qui garde le souvenir des Javanais (1939) ou du saisissant Planète sans visa (1947) en abordant ce Gaffeur insolite aura la surprise de se trouver transporté en terrain inconnu : loin de la truculence et des couleurs de ses premiers romans, il emmène ici au sein d’un monde sombre et étouffant, d’ailleurs décrit dans une langue difficile, malcommode, volontiers absconse, propre à susciter le malaise -voire l’angoisse. On y suit la désagréable histoire de Javelin, obscur employé d’un obscur institut qui, de retour chez lui, trouve son appartement occupé, sa compagne disparue, son nom effacé du bottin et, pour clore le tout, son existence obstinément niée par une administration tentaculaire aux ressorts surréalistes. Et Malaquais de s’offrir près de trois cents pages pour conter sa déroute dans un univers d’une noirceur inimaginable qui, quelque part entre le 1984 d’Orwell (écrit un an plus tôt !), le script du Brazil de Gilliam et les gigantesques dédales bureaucratiques de Kafka, forme une étrange manière de politique-fiction, anticipant à sa façon bien particulière une société unifiée sous le regard panoptique d’une administration pléthorique prisonnière de sa propre logique.

Dans une admirable préface, Norman Mailer souligne la proximité de ce monde de papier et de celui dans lequel nous vivons, trouvant une dimension étonnamment prophétique à ce roman complexe qui préfigurerait les vices de la société de l’information, l’engrillagement technologique et, pourquoi pas, la plongée conformiste dans la pensée unique ; la dissolution de l’identité et de toute singularité, noyau souterrain du roman, rejoint d’ailleurs un thème clef de tout un pan de la littérature contemporaine où fiction et réalité s’enlacent dans un hypnotisant ballet totalitaire. « Ce qui intéresse la Cité ce n’est pas tant ce qu’on dit, c’est qu’on ne dise rien. Ce qui lui importe c’est le silence », lit-on ainsi sous la plume d’un Malaquais qui, cependant, entendait sûrement brosser le tableau imaginaire d’une société bureaucratique aux résonances staliniennes plutôt que prendre quelques décennies d’avance sur son époque en s’essayant à dépeindre un certain aspect des années deux mille. Sous un abord glissant et malaisé (Mailer lui-même reconnaît avoir peiné à mener à bien sa première lecture), où chaque dialogue semble conçu comme un étouffoir absurde, ce Gaffeur étrange reste décidément intemporel.