Où sont les femmes ? C’est en regardant le défilé militaire du 14 juillet que Iegor Gran, auteur du délirant Ipso facto puis du relativement dispensable Acné festival, aurait eu l’idée d’un monde soudainement privé de ses femmes. Une moitié d’humanité se réveille un matin et constate, avec un mélange d’incrédulité et de stupéfaction, l’invraisemblable réalité : elles ont disparu. Toutes. C’est de ce Jour de la Catastrophe, point de départ d’une ère nouvelle, que débute cette incroyable chronique d’une civilisation dont les fondations multiséculaires tombent tout à coup en poussière. Après des millénaires d’existence bisexuée et d’organisation sociale basée sur la différenciation des genres, tout est à reconstruire : c’est le fil des conséquences imaginaires de la disparition que dévide l’auteur, des plus superficielles (qui va penser à nourrir le chat ?) aux plus profondes (faut-il réécrire la Bible ?). En quatre époques, il parcourt trente ans de vie post-féminine en compagnie d’une poignée de personnage récurrents, imaginant sur le mode bouffon les révolutions psychiques, sociales, comportementales ou linguistiques que connaîtront les hommes, désormais seuls. Certains hétérosexuels tomberont malades : on soignera ces libido-dépendants à coups de cures de pornographie prises en charge par l’Etat. Des obstinés traqueront des femmes fantasmatiques dans la nature et revendront leurs photos floues à prix d’or. Des écrivains inventeront le « naturalisme du troisième millénaire » et assumeront leur époque en composant des livres sans femmes. L’Eglise elle-même s’interrogera sur la pertinence du personnage d’Eve dans l’Ancien Testament. La langue se masculinisera peu à peu, donnant beaucoup de travail aux académiciens. La Mort se posera des questions : a-t-elle disparu avec tout ce qui est féminin ou doit-elle encore frapper ? Et l’on finira bien, au bout de vingt-cinq ou trente ans de vie sans femmes et d’adaptation plus ou moins réussie, par douter pour de bon : légende ou réalité, ont-elle vraiment existé ?
Les toubibs, qui ne croient que ce qu’ils voient, soutiendront que non. Avec la raréfaction des documents d’époque et les progrès du truquage, ils auront le bon sens avec eux ; nos ancêtres croyaient bien aux fantômes, ajouteront-ils en ricanant.
Drôle, irrévérencieux et intarissable, Iegor Gran fait d’une idée minimaliste le détonateur d’une machine infernale que rien n’arrête, qu’il s’agisse des convenances, des préjugés ou des habitudes. Pris dans les fils d’une situation sans issue, ses personnages prennent vite conscience qu’il n’y a qu’une solution : faire avec, quitte à révéler quelques petites lâchetés vite excusées. A quoi bon discourir ? Le hasard a mené le genre humain jusqu’à ce matin fatal, il peut bien le conduire ailleurs désormais. La civilisation n’est plus pour le romancier qu’un Everest de hasards ; et ne parlons pas du sens de l’Histoire cher aux benêts marxistes, cette vaste bouffonnerie. Spécimen mâle, chronique irrésistible d’une humanité qui prouve haut la main qu’elle peut vivre amputée de la moitié d’elle-même, est sa réponse aux belles paroles de ceux qui croient avoir tout compris de la marche du monde, même s’ils ne savent pas encore l’empêcher de tourner. Entre science-fiction et parodie, comédie et étude de moeurs, métaphysique et cosmologie, il signe, à l’heure des parités bien-pensantes et des chiennes de garde citadines, une perle d’impertinence caustique et d’humour noir.